« L’Apprentissage » : R comme Rites. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
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Rites
Les Occidentaux partent dans des contrées exotiques étudier les rites de peuplades lointaines. Nous, famille d’émigrants d’Orient, nous avons, sans casque colonial, traducteur ou porteur, découvert peu à peu, tout seuls, les nombreux rites des Français. En voici quelques-uns, religieux et païens:
– Le muguet. 1er mai.
Les Français s’échangent ce jour-là cette fleur, Convallaria de son nom scientifique, en guise de « porte-bonheur ». Et les Français se moquent des amulettes et gri-gris africains!
– La fête du Nouvel an. 1er janvier
Aux rites du houx et du gui qui remontent aux Gaulois, les Français ont récemment ajouté le champagne, les cotillons, et la soirée dansante. A noter: dans la plupart des foyers, ces derniers ont même supplanté le houx et le gui pour célébrer la nouvelle année.
– Le Beaujolais nouveau.
Ce rite marque le début de la saison où le vin de l’été peut être bu. Les Français, l’un des premiers peuples à domestiquer la vigne, vouent un véritable culte au vin, qu’ils consomment parfois en quantités immodérées, et qui accompagne toute célébration sociale. (Changez « France » et « vin » par « Yémen » et « kât » par exemple, et ce commentaire ne vous choquera plus, n’est-ce pas?)
– La galette des rois. Janvier
Ce rite célèbre l’arrivée des Rois mages à Bethléem. A cette occasion, on confectionne des galettes dans lesquelles une « fève » – petit objet de porcelaine – est dissimulée. La personne qui la trouve, revêt une couronne dorée en carton, prend un air joyeux, et les autres convives la déclarent « roi » ou « reine » pour ce moment précis: le temps du dessert.
– Mardi-Gras. Février. 40 jours avant Pâques
Mardi-gras marquait le début du Carême chrétien de Pâques. Mais demandez à un Français dans la rue pourquoi cette fête est appelée Mardi-Gras, peu auront la réponse. Les boulangeries proposent néanmoins crêpes et beignets pour l’occasion.
– Pâques. Mars ou Avril
Deuxième fête plus importante en France, après Noël. La preuve: si elle suscite moins de décorations, deux jours lui sont consacrés, car le lundi de Pâques est toujours férié. A cette occasion, les Français s’offrent des confiseries en chocolat: œufs, lapins, poules, etc… symboles de fécondité, car peu savent que Pâques s’est, comme d’autres fêtes chrétiennes, greffée sur un rite païen antique, de célébration du printemps.
– La fête des mères. Mai
Ce nouveau rite est né au XX° siècle, avec l’essor de l’économie marchande en France. A noter: pour une fois, les intérêt mercantiles sont applaudis par les anthropologues, toujours soucieux de ne pas voir les sociétés se désagréger. Car ce rite moderne, en suscitant de grands déjeuners de famille les liens familiaux.
– Noël. 25 décembre.
Bien que l’écrasante majorité des Français se déclarent non pratiquants (90%), la fête de Noël, anniversaire de la naissance du Christ, est la fête la plus importante du Calendrier. C’est à cette occasion que les villes et les maisons sont le plus décorées, et que les personnes s’échangent le plus de cadeaux. A noter: les Français juifs et musulmans n’ont pas l’honneur de voir leurs fêtes religieuses reconnues pareillement: le débat pour octroyer aux Français non-chrétiens le droit de prendre congé les jours de leurs fêtes religieuses n’est pas encore tranché. Quel patron donne aujourd’hui un pont à Rachid pour qu’il fête Ramadan? A Carole pour qu’elle célèbre en famille Yom Kippour? Ces fêtes non chrétiennes, qui concernent un nombre important de Français, n’existent même pas sur le calendrier français.
– Les baptêmes, les mariages à l’église, et les premières communions.
Même remarque que pour Noël: bien que la majorité des Français soient non pratiquants, et qu’une partie importante se déclare athées, et défendent la laïcité comme principe fondateur de la République française, la majorité des Français de naissance chrétienne baptisent leurs enfants, et tiennent à se marier à l’église. Parmi les pratiquants, une partie importante fait faire aux enfants les rites religieux de la première communion et de la communion de confirmation.
– Les anniversaires d’enfant.
Rite non religieux, qui s’est développé au XX° siècle, avec l’avènement de l’enfant-roi, et le marketing agressif à destination des jeunes consommateurs. Chaque enfant invité se doit d’apporter un cadeau, et l’obligation de réciprocité prévaut: les enfants invités devront à leur tour inviter l’enfant invitant lors d’un anniversaire prochain.
– L’apéritif. Aussi appelé apéro.
Ce rituel de sociabilité a plusieurs fonctions :
a) il permet à des Français qui ne se connaissent pas, mais qui peuvent être appelés à nouer des relations dans le futur, de nouer un premier contact: « passez prendre un verre » est moins engageant qu’une invitation à dîner. C’est donc un rituel important de sociabilité, comme disent les anthropologues.
b) entre amis, ce rite sert à entretenir les liens d’amitié, ou relations sociales en jargon anthropologique. La différence entre la fonction a) et la fonction b), autrement dit, savoir si on vous considère comme une connaissance ou déjà comme un ami, est facile à déceler: dans le premier cas, on vous dit: « mais venez donc prendre l’apéritif »; dans le second, on vous dit: « mais venez – ou viens – prendre l’apéro ». Autrement dit, « apéro » signe une relation suivie entre amis.
c) enfin, découlant de b): l’apéro est un indicateur presque parfait du degré d’intégration à la société française, car ce rite est, de tous les autres, le plus pratiqué par les Français: si vous entendez un Français d’origine étrangère dire « apéro » au lieu de « apéritif » c’est qu’il est parfaitement intégré, car il a intériorisé le plus français, le plus pratiqué, le plus populaire, le plus trans-classes, de tous les rites.
– Les dîners en ville.
Rite répandu surtout dans les grandes villes, et notamment Paris. Le plus souvent d’un mortel ennui. Ces dîners se passent en général chez les riches, qui aiment, Dieu sait pourquoi, à se créer ce qu’ils nomment eux-mêmes des « obligations sociales », et conviendront eux-mêmes souvent, que ces dîners les ennuient également. Mais ces dîners en ville leur sont nécessaires pour: leur carrière, leurs réseaux, montrer qu’ils appartiennent à tel cercle, qu’ils sont les amis de untel, etc. Dans ces rassemblements sociaux, une règle: ne rien exprimer de personnel – vécu, émotion, sensation – et s’en tenir à des sujets superficiels et consensuels: l’aménagement du superbe appartement que l’on vient (variante: que l’on va, que l’on veut) acquérir; les vertus de l’école privée que fréquentent ses enfants; les pour ou contre du dernier film ou roman à la mode. Au Liban, autant qu’il m’en souvienne, mes parents organisaient peu de dîners en ville mais plutôt des soirées: en Orient on invite moins à de petits dîners, car l’on on aime inviter beaucoup de monde en même temps: c’est notre côté smala. Andalouse fiesta. Et, autant qu’il m’en souvienne aussi, même dans notre immense living room de Beyrouth, même en costume pour ces messieurs, ou élégamment vêtues pour ces dames, oui il me semble que ça rigolait davantage chez nous, quand mes parents recevaient, comme dans bien des soirées dites mondaines auxquelles au Maghreb j’ai été conviée, que dans les dîners entre gens chics à Paris;
– Dîners entre copains.
Rien à voir avec les dîners en ville, car ici il s’agit exclusivement d’amitié, et pas de relations intéressées. Rite typiquement français, du moins quand on vient d’Orient, car le concept de copains n’est pas oriental du tout, même si avec la modernisation il gagne du terrain. Ces soirées démarrent en général à 18 ou 20 ans, quand les adolescents quittent le domicile familial pour voler de leurs propres ailes: ils forment alors ce qu’on appelle en France des « bandes de copains », qui seront parfois leurs amis fidèles pendant toute leur vie. Car les dîners et les bandes de copains n’ont pas d’âge, comme le montrent les films et les romans français , Vincent, François, Paul et les autres.
En Orient, les dîners entre copains, forcément mixtes, n’existent que dans certaines couches de la société, éduquées et occidentalisées: rigoler entre hommes et femmes, dans les couches populaires, qui signent la tradition, cela ne se fait pas. Voilà pourquoi le dîner entre copains, où on mange bien, où on boit bien, où on rigole, entre hommes et femmes, entre filles et garçons, dans un mélange de familiarité, de connivence, et de complicité, représente pour moi l’une des plus belles institutions sociales qu’a créée l’Occident, et le meilleur moteur pour la parité hommes/femmes que bien des manifestations et pétitions;
– Les vacances.
Ce rite est parfaitement daté par les historiens: 1936, avènement du Front Populaire et des congés payés. C’est l’un des rites les plus sacrés en France aujourd’hui, bien que non religieux. Avant cette date, seuls les riches partaient l’été, non pas en vacances, mais en villégiature, comme les tableaux impressionnistes de femmes en robes longues cintrées sous des ombrelles et d’hommes en maillot une-pièce rayés nous le racontent. Nous avons découvert ce rite en arrivant en France, car à Beyrouth autrefois, comme dans les pays arabes aujourd’hui chez la plupart des gens, nous ne partions pas en vacances: nous vivions comme en vacances tout l’été sans quitter la maison, puisque nous habitions une ville de bord de mer, et, à vrai dire, un esprit de vacances imprégnait même tous les mois de l’année. Le mot « stress » nous était inconnu, ainsi que « ras-le-bol », « besoin de vacances », « fatigué », « déprimé », « besoin de soleil », « besoin de faire un break », « trop de boulot », bref toutes ces raisons qu’avancent les Français pour justifier qu’ils prennent du repos. En France donc, nous émigrants découvrîmes ahuris un peuple de migrants: chaque année au mois d’août, ou encore de juillet, les Français quittaient en famille leur domicile, parcouraient des centaines de kilomètres, le plus souvent en auto, et s’installaient pour un mois, en camping, en maison louée, chez de la famille, à l’hôtel, le plus loin possible de chez eux – parfois même à l’étranger. Mais soyons honnêtes: ce rituel de migration saisonnière commence à atteindre, avec l’occidentalisation, les classes bourgeoises de nos pays arabes aussi.
– Les ponts.
Sous-catégorie du rite précédent des vacances, et sacro-saints tout autant. « Les ponts » signifie elliptiquement – quel drame pour les traducteurs – les week-ends de 3 à 4 jours, en général situés au mois de mai et à la belle saison, qui permettent aux Français, bénéficiant de journées de congé, religieux ou civil, de demander une ou deux journées supplémentaires à leur patron, et de prendre plusieurs jours de vacances – ainsi appelés « ponts ». La preuve de l’attachement des Français à ce rite a été donnée au printemps 2005, quand un Premier ministre a décidé de supprimer l’une de ces nombreuses dates-ponts: émeutes et grèves de travailleurs ont paralysé la France, signe en France, depuis 1789, d’un mécontentement populaire général.
Il existe bien d’autres rites, que je ne peux tous citer ici:
– les fiançailles, qui subsistent, alors que le tabou de la sexualité pré-conjugale est tombé depuis le militantisme féministe des années 60 et 70, et qu’un tiers des enfants en France naissent aujourd’hui d’un couple non marié;
– les anniversaires d’une grand’mère ou d’un grand-père de 70, 75, 80 ans ou plus, avec réunions familiales concomitantes où l’on peut voir les tribus françaises au complet, oncles, tantes, cousins, cousines, etc. A noter: les Français raillent gentiment les « smalas » de leurs voisins pieds-noirs ou maghrébins, mais ils ont exactement les mêmes, simplement ils les réunissent moins souvent;
– les anniversaires de mariage, les plus fêtés étant les plus élevés, et auxquels les Français ont donné des noms précieux: noces d’or, d’argent, de vermeil, etc…. Rite totalement inconnu en Orient, car ce rite célèbre en fait, non pas 10 ou 50 ans de mariage mais plutôt 10 ou 50 ans d’amour entre un couple, d’amour sinon d’entente, ce qui est déjà pas mal pour avoir duré tout ce temps, mais en Orient le concept de couple n’existe pas, seule existe la famille traditionnellement, donc on ne célèbre pas ces unions-là.
– le 14 juillet et son bal populaire;
– la Saint-Valentin, fête des amoureux, où l’on voit des publicités géantes de femmes dénudées en lingerie envahir toutes les villes, mais où on voit aussi, preuve qu’en France l’amour est toujours roi, le soir venu des dizaines d’hommes faire la queue chez le fleuriste pour apporter le plus beau cadeau d’amour à la femme qu’ils aiment: des fleurs. Rite de l’offrande des fleurs qui n’est pas religieux en France comme chez d’autres peuplades, mais qui est devenu un rite amoureux, parce que les Français aujourd’hui vénèrent plus l’amour que leurs dieux, c’est leur choix d’aujourd’hui;
– et j’oublie sûrement bien des rites populaires, et je n’ai pas conté ici toutes les traditions propres à chaque village chaque région chaque profession aussi, et dont les Français aiment entretenir la mémoire en éditant et en lisant des livres sur la France d’autrefois, les rites et coutumes des paysans des pêcheurs ou des maréchals-ferrants. Et je ne vous ai pas parlé des croyances ou superstitions, très nombreuses également, ne pas marcher sous une échelle, croiser les doigts pour conjurer le mauvais sort, accrocher un fer à cheval en porte-bonheur mural, chercher un trèfle à quatre feuilles, sans compter tous les horoscopes que publient les journaux. L’Occident est le continent de la rationalité, comme vous savez.
Alors vous comprenez, quand j’entends dire en France, comme je l’entends continûment depuis 30 ans, que tout se perd, que la société se désagrège, que les valeurs s’effondrent, que ce n’est plus comme avant, que la famille est en crise, que la tradition se perd, etc. etc., car les Français, qui se veulent contemporains ancrés dans la modernité libérés des traditions affranchis du passé bref des hommes et des femmes de leur temps, surfant sur internet communiquant par SMS voyageant en avion d’une ville à une autre cuisant leur dîner au micro-ondes en 2 mn chrono, et surtout, surtout, découvrant ébahis les traditions des autres, quand ils sont en voyage, la cérémonie du thé au Maroc, celle du même nom au Japon, les mariages fleuris d’Inde, les cérémonies de circoncision au Maghreb, le Ramadan et la Fête du mouton chez leurs voisins marocains, sans être conscients qu’eux-mêmes sont pétris de rites de traditions ancestraux millénaires païens et aussi pour beaucoup religieux, quand j’entends dire tout ça, l’anthropologue que je suis se dit que nous sommes tous également pétris de rites de traditions et de croyances, car telle est la marque des sociétés d’humains sur tous les continents depuis la nuit des temps. Que nous sommes tous les bons sauvages des autres, des peuplades exotiques pour d’autres peuples lointains, des peuples inconnus aux rituels étranges pour ceux qui les découvrent.