Peu avant sa mort en 1995, l’islamologue Jacques Berque, ancien professeur au Collège de France, s’est exprimé publiquement sur les relations entre l’Europe et le monde arabe, entre l’Islam et l’Occident. Dans un article, il répondait à cette question brûlante d’actualité : Quel Islam ? Les éditions Actes Sud rééditent le texte. Yahya Dimashqi le décrypte pour nous.
« Quel islam ? » Le titre quelque peu angoissé de l’opuscule rédigé par Jacques Berque peu avant sa mort, concentre le sens de cette ultime tentative, mais aussi, plus généralement, du projet mené à bien par l’arabisant et islamologue. Cette question, Berque nous dit lui-même qu’il a failli la poser au leader marocain Allâl el-Fâsî, quand celui-ci, prenant à témoin, lors d’un voyage en URSS, un officiel russe qui roulait sous la table par excès d’alcool devant un mufti ouzbek qui gardait toute sa dignité, annonça que l’islam serait encore là quand le communisme aurait depuis longtemps disparu. Berque s’est abstenu de poser cette question : « Quel islam ? », pour ne pas choquer son interlocuteur, mais, avortée à l’oral, elle demeure ce qui inspire en silence la démarche de Berque dans ses écrits, ce qui imprègne ce bref ouvrage testamentaire, rapide, haletant et touffus.
La question introduit en effet une distance, autant par rapport au musulman convaincu de sa foi, et qui est sûr de la nature une, invariable et anhistorique de l’islam, que par rapport à l’orientaliste, qui referme trop sûrement l’islam sur une identité religieuse, une mentalité, une essence. Face à l’un et à l’autre, Berque reste sans cesse lié à la question : « Quel islam ? ». La présupposition du musulman, son manque d’interrogation sur son islam, ne lui conviennent pas plus que les projections essentialistes des orientalistes.
A l’écoute des musulmans
Par cette question, Berque définit l’espace du chercheur islamologue : être sans cesse à l’écoute des musulmans et des grandes figures de l’islam de notre époque, leur laisser toute la place dans le dialogue, au point de ne pas leur communiquer la question qui le taraude, mais aussi ne jamais céder sur la réalité des données historiques, politiques et sociales. La question « Quel islam ? » porte sur l’avenir : quel islam à l’avenir, devant les déchirements de notre époque, les défis qu’il en reçoit ? Mais aussi sur le présent : quels sont les traits saillants de l’islam à notre époque, sur lesquels il convient de s’arrêter ?
Religieusement, il s’agit d’un naturalisme sans le dualisme chrétien de la grâce et de la nature, sans l’idée chrétienne du péché ni l’obsession judaïque de la loi, et qui conserve à Dieu toute sa transcendance, malgré cette reconnaissance de la nature dans toute sa latitude et sans exception. La nature humaine est elle-même tout entière dévotion à Dieu, ce qui n’exclut pas l’idée de liberté, mais la confond avec celle de responsabilité : il s’agit de porter ce qui est inscrit dans la nature.
Les accusations portées contre l’islam
Pourtant, l’islam se fait avant tout remarquer, jusqu’à la fascination, par son attitude réfractaire : refus de délier le politique du religieux à l’époque de la sécularisation, fixation au message initial à une époque de grande évolution, glorification inconditionnelle de Dieu. Berque tente alors de ressaisir la pertinence des trois accusations portées contre l’islam : agressivité tendant au terrorisme, refus des droits de l’homme, et surtout des droits de la femme, mobilisation du religieux en politique.
Le premier reproche doit être compris historiquement : il s’agit de la percée difficile, et parfois non sans rechute ni régression, des sociétés musulmanes vers la démocratie ; le troisième reproche doit tenir compte de l’abolition historique du califat, qui a laissé les musulmans dépourvus de toute forme politique – s’il y a bien eu, en Iran, au Pakistan ou en Egypte, un islam dressé contre la modernité, il faut aussi discerner dans ses revendications politiques le désir d’une alternative à la démocratie, ou d’une version musulmane de la démocratie, qui accompagne la modernité plus qu’elle ne la repousse. La deuxième question ne laisse aucune place à la subtilité analytique : dans les droits de succession, dans la situation dissymétrique qui lui est faite dans le cas de répudiation, dans l’assignation au voile, l’islam s’accroche à son exclusivité masculine.
Islam de progrès
Désir d’une voie communautaire dans les pays d’Occident, unanimisme de façade imposé par les médias, violence contre le déviant ou l’inquiet, dont a notamment été victime l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, apparition d’un racisme contraire à la doctrine de l’islam, défense de la continuité sans faille de l’héritage musulman… tous ces dangers qui menacent l’islam de l’intérieur orientent la question de Berque dans un seul sens : introduire dans l’islam, l’historique, le temporel, le contingent. Rendre l’islam sensible à la « variation des époques et des milieux », faire le tri dans la tradition, et faire revivre ce qui y est fécond – Iqbal, Averroès, Ibn Khaldûn – en ne prélevant plus la rationalité à partir des Grecs, mais à même le Coran.
Et aussi et peut-être surtout cette question essentielle : « Tout comme une théologie de la mise à jour du patrimoine, ne manquerait-il pas à l’islam une théologie de l’Autre et de l’Ailleurs ? ». Pourtant, si, en Dieu, rien n’est autre, comment faire surgir l’Autre sans renoncer à Dieu, du moins à Dieu tel qu’il est défini en islam, c’est-à-dire par sa grandeur et non pas par sa paternité ? Dans l’ultime constat, plutôt pessimiste, l’auteur appelle à un « islam de progrès ». Or, la notion de progrès n’est-elle pas suffisamment affectée et grevée en Occident pour que cette expression n’apparaisse pas comme quelque peu problématique ? Souhaitons que ce soit possible…
Par Yahya Dimashqi