L’histoire récente de la Côte d’Ivoire dont nous sommes témoin oculaire, a été marquée par une bonne décennie de crises sociopolitiques et militaires. Durant ces années où le pays s’enlisait dans la violence, la seule personne dont les Ivoiriens, sans coloration religieuse, ethnique et politique, pouvaient être fiers et s’enorgueillir, était Didier Drogba.
Les performances, les buts, les titres et les honneurs que cumulait le joueur en club comme en sélection nationale était devenus un exutoire pour ses compatriotes englués dans la peur au quotidien. Mais limiter l’importance de Drogba à ces quelques lignes serait occulter un pan essentiel de l’histoire. En effet, en marge de son métier de footballeur, l’ancien capitaine de l’équipe nationale a considérablement œuvré pour la concorde et la réunification du pays divisé de fait entre le nord et le sud.
Un homme de cette stature, mérite à notre égard, hommage et reconnaissance. Ce travail académique nous a ainsi fourni cette opportunité de poser par écrit, avec la rigueur du contexte de la recherche qu’elle appelle, l’importance de ce citoyen ivoirien pour ses compatriotes.
La pertinence sociale d’une telle étude tient du fait que de nombreux adolescents encouragés ou non par leurs parents, privilégient davantage le chemin des centres de formation de football au détriment de l’école d’enseignement général. Ces derniers, issus pour la plupart de milieux populaires, ne jurent que par le football pour s’extirper du cercle de pauvreté.
Cette réalité fait que parmi les représentations associées aux footballeurs de métier, celle de leurs incompétences intellectuelles et scolaires est l’une des plus dominantes. Pis, l’image de « dernier de la classe » n’ayant que le football comme voie de salut leur est facilement attribuée.
Dans les pas d’Houphouët-Boigny
De mémoire d’homme, jamais un Ivoirien n’a connu autant de succès médiatique que Didier Drogba. En une décennie, son image a conquis tous les médias du monde entier. Ainsi, si durant le 20e siècle, l’image de la Côte d’Ivoire moderne et modèle se confondait avec celle du Président Félix Houphouët-Boigny, en ce 21e siècle, selon le même schéma de corrélation, l’image positive et brillante de la Côte d’Ivoire s’identifie avec celle du nouveau sociétaire de l’Impact de Montréal.
Et pourtant, le célèbre joueur a justifié sa décision de mettre un terme à sa carrière internationale par le fait « qu’il sent qu’on a plus confiance en lui comme avant« . De tels propos laissent croire qu’il ne jouit plus d’un grand prestige au sein de la société ivoirienne, contrairement à ce qui est donné de constater à travers les médias. La représentation réelle donc de Didier Drogba chez les journalistes ivoiriens, à qui l’on attribue le pouvoir, à tort ou à raison, de faire et de défaire les réputations, nous préoccupe. La quête de réponse à l’ensemble de la problématique nous conduit à une étape charnière du présent travail : A savoir le cadre théorique et méthodologique.
Du point de vue théorique, cette étude repose sur la théorie des représentations sociales. Elles sont nées du concept sociologique de représentations collectives énoncé par Emile Durkeim entre 1895 et 1898. De nombreux scientifiques s’accordent pour les définir comme une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. Ce concept permet de mieux comprendre les individus et les groupes en analysant la façon dont ils se représentent eux-mêmes, les autres et le monde.
Pour Jean Claude Abric, une représentation sociale s’organise autour d’un noyau central, composant fondamental qui détermine la signification et l’organisation de la représentation. Ce noyau est consensuel et collectivement partagé. Il se caractérise par une cohérence, une stabilité qui lui permet de résister aux changements.
D’autres éléments, dits périphériques parce que plus instables et moins prégnants dans la représentation, s’organisent autour du noyau central. Flament utilise la métaphore du pare-chocs pour expliquer que le système périphérique absorbe les conflits entre la représentation et la réalité. Il y a adaptation du système périphérique, en vertu d’un principe d’économie et en cohérence avec le noyau central.
Du point de vue méthodologique, différentes techniques existent pour appréhender les représentations sociales. Dans le cas présent, l’accent a été mis sur l’entretien. Sans chiffrer les jugements, les manières de vivre et de s’approprier les choses, cette technique révèle l’existence de représentations profondément inscrites dans l’esprit des personnes interrogées et qui ne peuvent s’exprimer au travers d’un questionnaire quantitatif.
Une image très largement positive
Ce faisant, nous avons décidé d’interroger, en tout, 25 journalistes sur 543 dûment embauchés dans des entreprises de presse implantées sur le territoire du district d’Abidjan. Soucieux du respect des caractéristiques de la population mère, notamment au niveau du genre, nous avons recouru à l’échantillonnage par quotas. L’échantillon de l’étude est donc composé de 20 hommes et 5 femmes, soit respectivement 81% et 19% de la population étudiée. Une fois les entretiens réalisés, nous avons recouru à l’analyse de contenu à l’effet de rendre le matériel recueilli lisible, compréhensible et capable de nous apporter des informations relatives aux connaissances socialement élaborées sur Didier Drogba par les journalistes ivoiriens.
A l’issue de l’analyse des données recueillies, il ressort que Didier Drogba bénéficie de représentations positives dans le microcosme des principaux acteurs de la presse ivoirienne. Il existe une réelle corrélation entre ces représentations et son rôle joué tant en sélection nationale que dans le processus de paix en Côte d’Ivoire. En effet, pour les journalistes interviewés, Didier Drogba est avant tout le plus grand sportif ivoirien de tous les temps eu égard à ses performances individuelles et collectives qui jalonnent sa carrière. Autour de cette représentation identifiée comme le noyau central, gravitent trois autres représentations périphériques. Il s’agit de la perception de Drogba comme :
La vitrine de la Côte d’Ivoire en raison de sa personnalité médiatique et de la grande renommée qui le précède sur tous les continents.
Un symbole de paix et d’unité nationale au regard du rôle important joué sur l’échiquier national durant la décennie de crise. A savoir son message de paix envoyé aux partis en conflits depuis le Soudan le 8 octobre 2005, la présentation de son ballon d’or à Bouaké, le quartier général de l’ex rébellion armée, en mars 2007 et le match contre Madagascar (4e journée des qualificatifs pour la CAN 2008) qu’il réussit à y faire jouer le 3 juin 2007.
Un modèle pour les jeunes compte tenu de certaines valeurs humaines qu’il partage. A savoir l’humilité, le patriotisme, le courage, la persévérance et la générosité.
Un ambassadeur idoine pour la Côte d’Ivoire
Cette étude des représentations sociales de Didier Drogba certifie que le footballeur dont la célébrité traverse tous les continents, reste très précieux pour la Côte d’Ivoire et ses ressortissants. Son discours est plus ou moins entendu, dans une société où les clivages politiques et ethno-tribaux ainsi que les susceptibilités sont foncièrement prononcés, comme un message de paix, d’union et de cohésion nationale.
Par ailleurs, au moment où les hommes politiques distribuaient des armes aux jeunes, l’Ambassadeur de bonne volonté des Nations Unies leur donnait de l’espoir en mettant sa notoriété et les retombées de ses performances sportives au service de la société. Cette sommité du football a compris le langage de l’amour auquel s’oppose celui de l’orgueil, de l’égoïsme et de la vanité propre aux célébrités et si présent dans le monde capitaliste.
Il est donc important de mettre en lumière ce genre de personnalité de qualité parce qu’elle représente une référence pour la jeunesse. A propos, plus que les meetings et les marches politiques, l’Etat de Côte d’Ivoire rendra de plus grands services à cette jeunesse en sollicitant Drogba pour différentes séries de conférences en sa faveur.
En outre, une statue érigée en son honneur, une infrastructure sportive où une rue portant son nom seraient également une grande marque de reconnaissance de la nation à son égard. Enfin, à la fin de sa carrière, les Ivoiriens devront se mobiliser pour lui rendre un hommage mérité en marge d’un jubilé digne de son rang. De cette façon, la Côte d’Ivoire verra naître « d’autres Didier Drogba » prêts à faire de bonnes choses voire des sacrifices pour leur pays, dans des situations jugées très délicates.
Par Pierre Kouamé