La loi Sarkozy sur l’immigration votée en novembre 2003 n’a pas supprimé mais réduit la possibilité pour un étranger de subir une « double peine ». L’application même du texte est aujourd’hui critiquée par des avocats et des associations. S’il a disparu de l’actualité et de l’ordre du jour du gouvernement, le débat sur le caractère discriminatoire ou non de l’expulsion d’un étranger en conséquence directe d’une condamnation n’a pas été tranché.
Par Saïd Aït-Hatrit, pour Afrik.com et Eric Chaverou, pour Radio France. Ce reportage a été réalisé dans le cadre du programme « Mediam’Rad » de l’Institut Panos. Il sera complété, cette semaine, de trois portraits de condamnés ayant subi la double peine. |
En mai dernier, Mohamed M’Barek a été condamné à 25 ans de prison pour l’assassinat en 2004 d’Anthony Ashley-Cooper, Lord Shaftesbury, époux de sa sœur Jamila, dans une sombre affaire d’héritage. Ressortissant tunisien, il a également écopé d’une interdiction définitive du territoire (ITF). Une « double peine », ont expliqué certains médias qui avaient rapporté l’information. Le même mois, Salif Kamaté, un Malien âgé d’une cinquantaine d’années et vivant en France depuis l’âge de 15 ans, a empêché sa reconduite à la frontière en se débattant dans l’avion qui devait l’acheminer à Bamako. Cette fois, ce sont les policiers de l’air et des frontières chargés de son escorte qui ont indiqué aux passagers du vol Air France, qui protestaient contre la violence utilisée pour contraindre le sans-papiers à rester assis, qu’il s’agissait d’« un double peine ».
Pourtant, à cette même période, électorale, le candidat aux présidentielles Nicolas Sarkozy faisait de l’abrogation de la « double peine » l’une des mesures phare de son bilan à la Place Beauvau. Relayé par ses proches collaborateurs, à l’instar de sa future secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Rama Yade, il présente la loi relative à l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité (dite MISEFEN, ou loi Sarkozy), depuis son adoption, le 26 novembre 2003, comme un texte qui « supprime » [[Le 24 juillet 2006, le ministre de l’Intérieur évoque dans une interview au quotidien Le Figaro la double peine « que j’ai supprimé [et que] Mme Royal veut rétablir »]] cette pratique.
L’étranger « n’a pas à subir une seconde sanction en étant expulsé »
Or, cette loi n’a pas supprimé mais réduit la possibilité d’assortir les condamnations pénales contre des ressortissants étrangers d’interdictions du territoire, une mesure judiciaire prononcée par les tribunaux, ou d’arrêtés d’expulsions, une mesure administrative prononcée par le ministère de l’Intérieur ou les préfectures. En 2003, Nicolas Sarkozy s’était dit convaincu par la campagne menée depuis deux ans par le Collectif « Une peine, point barre », particulièrement par le film de Bertrand Tavernier : « Histoire de vies brisées », du fait que la réponse pénale à un délit « ne peut varier selon que l’on est, sur sa carte d’identité, français ou non. Lorsqu’il a passé toute son enfance en France ou qu’il y a fondé une famille, explique-t-il dans un livre publié en 2004 (« La République, les religions, l’espérance », édition du Cerf), le second n’a pas à subir une seconde sanction en étant expulsé dans son pays de nationalité et coupé de sa famille. »
C’est pourquoi le ministre de l’Intérieur avait proposé à l’Assemblée nationale, pour ces raisons humanitaires, mais aussi en raison des « sérieuses difficultés rencontrées par les pouvoirs publics pour procéder à l’exécution de ces mesures » de « double peine », de créer plusieurs « catégories de protections quasi absolues contre l’expulsion ou la peine d’interdiction du territoire ». En théorie, l’étranger qui vit en France depuis « qu’il a atteint au plus l’âge de 13 ans », celui qui « réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans » ou depuis dix ans et qui est marié avec un(e) Français(e) depuis au moins trois ans ou qui est père d’enfant français n’est plus expulsé, sauf en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat ou d’activités terroristes. En juillet 2004, suite à la sortie médiatique de l’imam de Vénissieux Abdelkader Bouziane sur le droit coranique accordé à un musulman de « battre sa femme », l’expulsion de l’étranger bénéficiant d’une protection quasi absolue a été rendue possible en cas de comportements constituant des « actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ».
« Mon cousin est en Algérie mais on a supprimé la double peine, comment ça se fait ? »
Pourtant, assure aujourd’hui Me Séverine Pierrot, avocate au barreau de Paris et bénévole au Mrap : « Les conditions posées pour bénéficier d’une protection dite « quasi absolue » sont des conditions en poupée russe, tellement [nombreuses] à remplir, qu’en gros, pratiquement personne n’en bénéficie. J’ai reçu dernièrement le cousin d’une personne expulsée en Algérie et actuellement en grande détresse, poursuit-elle. C’est un « quasi national », le profil pour lequel on avait prétendument supprimé la double peine. Ce Monsieur me dit : « Je ne comprends pas, mon cousin est en Algérie mais on a supprimé la double peine, comment ça se fait ? » » Dans ces situations, « on a beaucoup de mal à remonter le courant… à leur dire : « malheureusement, ça n’est pas le cas » », explique Léopold, qui reçoit des ressortissants étrangers en mal de conseils à une permanence parisienne du Mrap depuis 15 ans. « C’est difficile à chiffrer, poursuit-il, mais il me semble qu’actuellement, on peut voir ici au moins un cas de double peine par semaine. Ce sont toujours un peu les mêmes profils, avec énormément de personnes interpellées pour délit de défaut de papier… ça n’est pas du grand banditisme. Pour la grande majorité, ils ne connaissent pas le pays dans lequel on va les envoyer, ne parlent pas la langue et n’ont aucun appui.»
La loi MISEFEN a bien profité à quelques étrangers. Elle prévoyait un dispositif permettant à ceux qui en avaient écopé de demander l’abrogation de leur arrêté d’expulsion ou de leur interdiction du territoire français (ITF) jusqu’au 31 décembre 2004. Près de 1200 en auraient profité, selon Luis Retamal, de la Cimade. Mais là encore, les conditions à remplir étaient telles – notamment celle demandant la preuve d’une résidence « habituelle » sur le territoire français depuis le 30 avril 2003 – que de nombreuses demandes n’ont pas été satisfaites. Les autorités ont par ailleurs parfois rechigné à accorder des assignations à résidences aux étrangers qui en avaient besoin pour effectuer leur demande. Dans le fonctionnement quotidien de la justice, « l’effet de la campagne [de communication autour de la double peine] fait que les tribunaux prononcent moins l’ITF », alors que cela était devenu « un réflexe » depuis les années 1970 (loi Chalandon 31 décembre 1970), explique Stéphane Maugendre, avocat spécialisé dans le droit des étrangers. Mais avec « quelques milliers » d’ITF prononcées chaque année, cette peine reste l’« une des plus courantes en France derrière les peines d’emprisonnement et le retrait du permis de conduire », précise le vice-président du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés). « Quant aux arrêtés d’expulsion, il y en a toujours quelques centaines par an ».
La double peine «n’existe pas»
Ces effets sont encore très insuffisants pour l’avocat, dont l’association avait quitté le Collectif « Une peine, point barre » avant même l’adoption de la loi MISEFEN en 2003. « C’était une réforme de façade, elle contenait à l’intérieur même des articles de la loi une inapplicabilité aux cas de double peine que nous connaissions », explique-t-il. Aujourd’hui, les associations de défense des droits des étrangers maintiennent les revendications qui n’avaient pas abouti en 2003. « Je suis pour l’abolition totale de l’ITF, la double peine judiciaire, explique Stéphane Maugendre. Concernant la double peine administrative (l’arrêté d’expulsion), je ne suis pas contre le fait que l’Etat puisse bien évidemment se protéger contre des menaces. Ca, c’est le pouvoir régalien de l’Etat. Si on remet ce pouvoir là en cause, on remet en cause l’Etat. Mais ce que je ne veux pas, c’est que cet arrêté d’expulsion soit prononcé à raison d’une condamnation pénale. L’arrêté doit être là pour protéger contre quelqu’un qui met en danger la société française. Il faut donc mettre en place une procédure d’expulsion qui soit contradictoire et qui puisse vérifier si les risques contre la société sont réels ou non », développe l’avocat, dont le raisonnement est le même sur ce point que celui de la Cimade.
A l’inverse, pour certains députés de la majorité, comme Jacques Myard, réélu en juin dernier dans la 5e circonscription des Yvelines, la protection accordée aux étrangers à travers la loi MISEFEN est « excessive ». Lui-même se dit opposé à « une espèce de préformatage de la justice » sur la base de critères à remplir et favorable à accorder au juge « toute latitude » concernant « l’expulsion ou non » d’un étranger. Quant à la double peine, explique-t-il, elle « n’existe pas ». En droit, rappelle le député, l’ITF est « une peine complémentaire à une peine principale » – l’ITF peut aussi être une peine principale – de la même façon qu’une condamnation pour conduite en état d’ivresse peut être assortie d’un retrait de permis. Mais « la supercherie de cette argumentation, rétorque Luis Rétamal, est que la philosophie de la peine complémentaire vise à permettre la réinsertion du condamné, qui a payé sa dette, dans la société. Or, celle-ci est impossible pour l’étranger reconduit, qui paye toute sa vie ».
Par ailleurs, ajoute Stéphane Maugendre, l’ITF est « la seule peine du code pénal prononcée à raison de l’extranéité de la personne » condamnée, alors « qu’elle doit [l’]être à raison de l’acte délinquant ou de la personnalité ». Pour autant, Jacques Myard refuse d’y voir une rupture d’égalité. Car « il y a dans tous les droits nationaux une différence entre ce que sont les nationaux d’un pays et les étrangers (…) qui n’ont pas un droit absolu à rester sur le territoire national ». Quand bien même ces derniers seraient des « quasi-français » qui se croiraient protégés par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui impose aux États la protection des individus contre toute atteinte à leur vie privée et familiale.
Photo : © DR