Travailleurs malades : entreprises en perte de vitesse, développement ralenti. En s’attaquant aux forces vives de l’économie africaine, le sida hypothèque pour longtemps l’avenir du continent tout entier. Autopsie d’un mal en voie d’extension.
» Chaque fois qu’un travailleur disparaît, c’est une expérience de 20 à 25 ans qui disparaît avec lui. Aujourd’hui, dans les entreprises en Afrique, pour un poste créé, on forme trois travailleurs. Car on sait que dans les cinq ans à venir, la place sera vide, à cause du sida. » Amer constat que celui de M. Fakun, chargé de liaison pour l’Afrique au siège bruxellois de la CISL (Confédération internationale des syndicats libres) qui surveille attentivement les répercussions du sida dans les entreprises, particulièrement inquiétantes dans les pays africains au sud du Sahara.
Ces régions abritent près de 25 millions de personnes infectées, soit 75 % de la population mondiale touchée par le virus. La seule année 1999 aura connu cinq millions de nouvelles infections et plus de deux millions de morts dus au sida. La plupart ont entre 15 et 49 ans : ils constituent le fer de lance de la main d’oeuvre et de la productivité.
Moeurs faciles, main d’oeuvre fragile
L’épidémie est connue depuis 1983. Et pourtant. Le sida est entré dans le monde du travail sans frapper comme un feu rampant d’étages en étages. Décès, absentéisme, retraites précoces, santé dégradée qui va conduire à la perte d’un travail qualifié … La pandémie ronge sournoisement la vie économique de l’Afrique subsaharienne, mettant les autorités devant un fait accompli : les malades du sida sont aussi des travailleurs.
Les transports, la pêche, le tourisme, l’industrie minière mais aussi l’armée et l’éducation paient un lourd tribut à la maladie. Ils emploient des travailleurs migrants, qui » restent longtemps loin de leurs familles, ce qui favorise des moeurs moins rigides. Mais il s’agit aussi de populations aisées qui s’offrent des petits plaisirs avec des femmes après leur travail « , admet M. Fakun. Un seul exemple permet de mesurer l’ampleur des dégâts : une étude de la Banque mondiale (1) révèle que le Malawi avait déjà perdu, en 1997, 10 % de ses militaires, professeurs et personnels de santé à cause du sida. Un chiffre qui devrait atteindre les 40 % en 2005. Commentaire de M. Fakun : » En Afrique australe, la vie sexuelle commence tôt, avant le mariage. Les populations mènent une vie moins formelle que dans les pays où il y a l’Islam comme en Afrique de l’Ouest. »
La disparition des élites productives détériore les revenus de l’entreprise, notamment par des dépenses de recrutement et de formation. Selon un rapport du BIT (Bureau international du travail) publié en juin dernier (2), huit pays de l’Afrique subsaharienne, – l’Afrique du Sud, le Botswana, le Kenya, la Namibie, l’Ouganda, le Zimbabwe, le Mozambique et le Malawi – où le taux de prévalence est supérieur à 10 %, connaîtront une main d’oeuvre, en 2020, de 10 à 22 % inférieure à ce qu’elle aurait été sans le VIH/sida.
En clair, 11,5 millions de travailleurs en moins. Qui va les remplacer ? Les enfants et les femmes, proies faciles de toutes les inégalités, ou les travailleurs plus âgés, maintenus dans le système. Une main d’oeuvre moins expérimentée donc moins productive dans l’ensemble, conclut le rapport.
La croissance comme peau de chagrin
Ainsi commencent à germer, dans tous les rapports chiffrés, les premiers signes de crise de croissance. Dans certains pays, les recettes de l’Etat se sont rétrécies comme peau de chagrin. Hausse des dépenses de santé (prévention, recherche, etc. ), baisse de la productivité, perte des revenus des travailleurs, pénurie de main d’oeuvre et hausse du coût de production plombent la croissance de l’Afrique subsaharienne. En Afrique du Sud, locomotive de la région, où 10 % de la population est contaminée – soit 4,2 millions de personnes -, le PIB devrait être en 2010, inférieur de 17% par rapport à ce qu’il aurait été sans le virus HIV/sida. La Banque mondiale et le FMI ont donné l’alarme à Prague, en septembre dernier.
Pour enrayer le phénomène, la CISL, dont la branche africaine, basée à Nairobi, représente 15 millions de travailleurs de 47 pays africains, a mis en place un programme de mesures, dont l’application se veut effective dès le mois d’octobre. Adoptées à la Conférence de Gaborone (Botswana) organisée par la CISL le 29 septembre dernier, diverses actions seront élaborées avec les partenaires sociaux : prévention, formation et lutte contre la discrimination sur le lieu de travail, introduction de clause de protection dans les conventions collectives, entre autres. Mais la Confédération entend marquer sa voix sur la scène internationale, en faisant pression sur les gouvernements et l’OIT (Organisation internationale du travail) afin que des lois protégeant les droits des travailleurs infectés par le virus HIV/sida soient entérinées. Comme si briser la » culture du refus » qui prévaut encore dans le monde du travail, admettre la réalité de l’épidémie était le mot d’ordre de cette fin de millénaire, avant qu’il ne soit trop tard.
(1) : » Aids assessment Study » 1998, Banque mondiale
(2) : » VIH/SIDA : Une menace pour le travail décent, la productivité et le développement » – Juin 2000, BIT