Les marionnettes jouent un important rôle social au Kenya. Si important, que les autorités font appel aux marionnettistes pour monter des pièces ayant pour thème les maux de la société. Si la méthode se révèle efficace en terme de sensibilisation, les animateurs de « poupées » peinent à pérenniser leur action par manque de moyens.
On est jamais aussi bien servi que par une marionnette. Dans la majorité des pays d’Afrique noire et en Egypte, les « poupées vivantes » jouent un rôle social de première importance. Dans bien des communautés du continent, elles se révèlent parfois même bien plus efficaces que les moyens de communication les plus sophistiqués. Tant et si bien que le gouvernement kenyan encourage et soutient depuis plusieurs années la promotion de ce média traditionnel. Mais il faut bien dire que les autorités n’ont pas eu besoin de forcer le trait : l’art de la marionnette jouit d’une très forte popularité dans le pays.
L’occasion de briser les tabous
Un engouement que rien ne laissait présager. « L’art de la marionnette en tant que relais social n’est accepté que depuis une dizaine d’années. Dans l’esprit des Kenyans, les spectacles étaient juste des divertissements pour enfants », explique Cheriff Manguro, chef-formateur chez les Marionnettistes pour la sensibilisation sanitaire de la communauté (Chaps, Community health awareness puppeteers), une association basée à Nairobi qui assure l’éducation de la population dans le domaine socio-culturel grâce à cet forme d’art. Il a donc fallu se battre pour briser les idées préconçues et toucher un public on ne peut plus sceptique. « Nous avons expliqué que l’audience de ces performances théâtrales se détermine à l’écriture du script. Si un auteur veut écrire une pièce pour enfants, il n’utilisera pas le même registre de langage que s’il s’adresse à un adulte. Et inversement », poursuit l’homme, également directeur artistique de pièces de marionnettes.
Une fois cette notion intégrée, les Kenyans sont devenus fans de ces spectacles où les tabous les plus lourds disparaissent. « Le sexe est très tabou. Mais devant les marionnettistes les interdits n’existent plus. Ils n’hésitent pas à parler des sujets qui fâchent. L’auditoire n’est pas gêné et n’y voit aucun inconvénient. Parce que pour eux, c’est la marionnette qui s’exprime, pas celui qui l’anime », explique-t-on au ministère de la Culture. C’est cette liberté qui fait des « poupées vivantes » des messagères de règles élémentaires pour mieux vivre le quotidien. Elles disséminent la bonne parole, informent sur des nouveaux concepts ou de nouvelles institutions. Avec le précieux avantage de n’offusquer personne. « Sur des sujets comme la lutte contre l’excision, on ne peut pas aller voir les populations à risque, présenter les dangers de cette tradition et demander son interdiction sans susciter l’incompréhension. Ce qui n’est pas le cas avec les marionnettes », poursuit-on au ministère.
Echange interactif
Et pour cause. La mise en scène est interactive. Les Kenyans peuvent devenir personnages actifs de l’histoire, en donnant leur opinion ou en posant des questions ou en répondant à celles de la marionnette. Sur des thèmes aussi variés que le sida, les femmes battues, la corruption, la maltraitance des enfants ou encore la bonne gouvernance. Le tout traité en spectacles plus ou moins théâtraux ou par le biais des très prisées histoires traditionnelles, où parfois des animaux apparaissent. L’échange fluide entre le marionnettiste et son audience s’est mis en place au bout de plusieurs années, mais porte aujourd’hui ses fruits. « Les enfants s’expriment par exemple avec beaucoup plus de liberté avec les marionnettes qu’avec leurs parents ou leurs professeurs. Quant aux adultes, comme le gouvernement fournit les préservatifs gratuitement, alors nous allons nous ravitailler pour en apporter lors de nos spectacles. Et les spectateurs viennent nous en demander à la fin du show, ce qui était impensable il y a encore quelques années », commente Cheriff Manguro, qui explique que l’association Chaps fait également des démonstrations de groupe ou individuelles. Avec ou sans la marionnette.
Si les messages sur les dangers du sida passent bien, c’est en partie grâce à la notoriété de certains personnages, quasiment incontournables. « A l’image de Chausiku (quelqu’un qui aime sortir la nuit en swahili), une femme qui croque la vie à pleine dents, qui aime s’amuser et sortir, mais qui est d’une grande sagesse. Elle n’a jamais de relations sexuelles sans préservatif et dans le spectacle on voit les hommes qui n’ont pas pris cette précaution mourir. Côté masculin, nous avons Mzee Kibao (qui désigne une personne qui a plus de 40 ans) qui a beaucoup d’argent et qui paie de jeunes filles pour avoir des relations intimes avec elles. Là encore l’accent est mis sur la prévention contre le VIH/sida », explique avec enthousiasme le chef-formateur de Chaps.
Marionnettes aux couleurs locales
Si le sida, et bien d’autres fléaux, représentent une menace pour tous, il est des sujets qui ne concernent pas directement tout le territoire. Or, pour toucher les gens, il faut leur parler d’eux et de leurs problèmes. Les quelque 350 marionnettistes de l’association, issus de troupes urbaines et rurales, l’ont bien compris. Ils ne montent pas de spectacles nationaux, mais s’adaptent aux sensibilités et spécificités des quelque 40 tribus que compte le Kenya. « Pour que les gens s’identifient, les marionnettes sont aux couleurs de celle où nous allons nous produire. Si nous allons voir des Massaïs, les marionnettes seront vêtues comme des Massaïs. Pour la confection les bases sont la mousse de matelas et le papier mâché, mais chacun ajoute les matériaux les plus représentatifs de sa région et les moins chers. En ce qui concerne la langue utilisée, nous avons formé quatre groupes pour qu’ils montent des représentations qui traitent, dans leur propre dialecte, des problèmes de la localité où ils vivent. Pour s’adresser aux jeunes qui résident dans les quartiers pauvres, ils utilisent leur argot, que nous appelons ici sheig. Toutes ces attentions les rapprochent beaucoup du peuple », souligne Cheriff Manguro.
Une flexibilité qui leur permet de couvrir la quasi-totalité du pays, en zone urbaine et rurale. « Il y a encore beaucoup de gens illettrés qui ne peuvent avoir accès aux nouveautés que grâce aux marionnettes. Il en va de même pour ceux qui n’ont pas accès aux médias modernes (la télévision, la radio et la presse écrite) », commente-t-on au ministère de la Culture. Les retours des spectateurs sont très positifs. « Beaucoup viennent à nous pour nous féliciter de notre action. Pour nous dire que cela a changé leur façon de voir la vie », assure Isaiah Olale, administrateur des projets et manager financier de Chaps.
Des marionnettes pour les réfugiés
Le succès de cette forme de communication n’est pas resté confiné aux frontières kenyanes. Outre les représentations en Europe, les marionnettistes de Chaps opèrent dans les pays voisins, où l’utilisation de ce média traditionnel comme outil de développement socio-culturel serait moins développé. Le travail principal relève de l’aide humanitaire dans les camps de réfugiés. « En Tanzanie nous avons traité des problèmes sanitaires et en Ouganda du VIH/sida », explique le chef-formateur de Chaps.
Des efforts et un investissement que soutiennent les autorités. « Nous encourageons les marionnettistes à se regrouper en associations pour qu’il nous soit plus facile de les aider dans leur démarche de communication. Mais nous leur offrons déjà une aide technique et les conseillons notamment pour tout ce qui relève de l’administratif », précise-t-on au ministère de la Culture. C’est bien, mais pas assez, selon Cheriff Manguro. « C’est très bien que le gouvernement promeuve notre activité et que les localités fassent appel à nous pour monter une pièce sur un thème sur lequel ils veulent communiquer. Cela prouve que la valeur de notre travail est reconnue. Mais jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucune aide financière », se lamente-t-il. « Il est vrai que nous n’apportons pas une aide financière substantielle, mais nous faisons de petits dons aux groupes qui en font la demande », reconnaît un fonctionnaire du ministère.
250 dollars par troupe
Difficile, donc, de vivre de cette profession. D’autant plus que les spectacles sont gratuits, sauf lorsqu’il s’agit d’une commande, qui peut venir des autorités lorsqu’elles souhaitent, par exemple, faire de la prévention sur le sida. Dans ce cas, le gain pour la troupe, qui compte entre six et huit personnes, est de « 20 000 shillings kenyans, soit environ 250 dollars », précise Isaiah Olale. Résultat, en dépit de l’apport financier d’organisations diverses, beaucoup de marionnettistes doivent exercer une activité annexe pour vivre. « Certains sont professeurs ou agriculteurs le reste du temps. D’autres reçoivent un peu d’argent d’ONG (organisations non gouvernementales, ndlr). Ailleurs, on note que des marionnettistes travaillent en freelance sur les marchés pour des ONG qui souhaitent communiquer sur un thème bien précis », explique Cheriff Manguro.
Ces problèmes de sous risquent justement de mettre en péril la promotion de l’utilisation de marionnettes que prônaient encore il y a quelques mois les autorités. Chaps avait dans l’idée d’envoyer des marionnettistes dans les établissements scolaires pour pérenniser son action. Mais pour l’instant, ses seuls soutiens financiers émanent de pays étrangers, tels la Finlande ou le Canada, séduits par l’initiative et l’efficacité de ce système de communication. C’est avec l’aide des ambassades de ces mêmes pays qu’ils organiseront la deuxième édition de l’Edu Puppets festival. Une manifestation internationale biennale destinée à mettre en lumière un art qui, malgré son pouvoir éducatif, tend à rester dans l’ombre.
Lire aussi :
Ainsi font, font, font, les petites marionnettes bozo