Alors que la brouille diplomatique entre Riyad et Doha dure toujours, certains pays, africains surtout, ont pris parti pour l’une ou l’autre. Se dessine ainsi, de manière étonnante, une «?cartographie?» entre les pays au tropisme démocratique, soutenant le Qatar, et les autres, moins ouverts, se ralliant à l’Arabie saoudite.
Qui se ressemble s’assemble, a-t-on pour coutume de dire. Cette loi, qui vaut pour les êtres humains, semble également valoir pour les relations internationales. Lors d’un conflit, même diplomatique, entre deux nations qui pèsent sur la scène internationale — ou, du moins, régionale —, les prises de position pour l’une ou l’autre en disent en général long sur ce qu’elles sont. Il ne sera donc pas surprenant de trouver, côté qatari, des Etats compatibles avec une certaine idée de la démocratie et, côté saoudien, des régimes plus autoritaires, moins portés sur la chose libre. Constatation.
Le Conseil de coopération du Golfe, tour de contrôle des Saoudiens
L’Arabie saoudite a décidé de rompre, début juin, ses relations diplomatiques avec le Qatar, lui reprochant principalement ses accointances naissantes avec l’Iran, ennemi juré des Saoudiens. Ces derniers ont enjoint aux autorités qataries de se conformer à une liste d’exigences, en tête desquelles la fermeture de la chaîne télévisée Al-Jazira ainsi que la cessation des relations avec Téhéran. Jugées trop coercitives et attentatoires à sa souveraineté, Doha les a balayées d’un revers de main, tout en appelant Riyad à dialoguer pour tenter de résoudre la crise.
Les Emirats arabes unis (EAU) et le Bahreïn, membres, tout comme le Qatar, du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ont automatiquement pris fait et cause pour leur voisin saoudien. A cela rien d’étonnant : l’organe, qui se veut coopératif, fut créé en 1981 par l’Arabie saoudite pour tenter de contrer l’expansion de l’Iran, qui venait de vivre sa révolution islamique. Implanté à Riyad, il est davantage une tour de contrôle veillant sur les intérêts régionaux des Saoudiens qu’une véritable union économique et militaire.
Un état de fait qu’a voulu dénoncer, indirectement, Doha, en nouant une alliance avec Téhéran. Le petit émirat n’a-t-il pas des intérêts à faire valoir, au plan économique et énergétique — il est le quatrième producteur de gaz naturel au monde. Les Qataris, qui ont rapidement compris ce que représentait réellement le CCG, ont cherché très tôt à s’en affranchir et se sont rapprochés des Etats-Unis dans un premier temps, mais surtout de l’Iran, ce que n’a pas accepté Riyad.
Le Qatar, soutien des «printemps arabes»
Les Saoudiens ont également perçu d’un mauvais œil la politique culturelle — avec un important versant sportif — que Doha a commencé à imaginer puis mettre en place dans les années 1990. Et qui s’est matérialisée par de nombreux partenariats, en France notamment — financement d’expositions et mécénat en tout genre, mais également rachat du club de football du Paris Saint-Germain —, et dans le monde, avec, en point d’orgue, l’organisation de la Coupe du monde de football, l’événement le plus populaire au monde, en 2022.
Si le Qatar tente depuis plusieurs décennies de se moderniser en renvoyant l’image d’un pays ouvert, c’est qu’il entend surtout se démarquer de l’Arabie saoudite, à laquelle il est trop souvent, à son goût, comparé. La raison principale : la prédominance du fait religieux dans les deux pays. Mais là où le courant majoritaire dans l’émirat qatari — celui des Frères musulmans — prône un islam, certes rigoriste, mais dénué de violence et ancré dans le monde d’aujourd’hui — par la formation de partis et la participation aux élections —, le wahhabisme saoudien reste le creuset de l’idéologie djihadiste qui a cours au sein de l’Etat islamique (EI) et, avant lui, d’Al Qaïda.
C’est, d’ailleurs, en partie le soutien de Doha aux Frères musulmans, en plus de son tropisme, très ténu pour l’instant, pour la démocratie, qui a fait bondir l’Arabie saoudite et les EAU. Le Qatar n’a-t-il pas soutenu, en 2011, les «?printemps arabes?», premiers pas fébriles vers la démocratisation de certains pays?? L’émirat, on s’en souvient, avait mis sa chaîne télévisée Al-Jazeera à disposition de la jeunesse tunisienne — puis, plus tard, égyptienne et libyenne —, descendue en masse dans la rue?; et, en plus de diffuser en direct les manifestations depuis la place Tahrir, au Caire, les journalistes qataris suivaient de très près les réseaux sociaux pour relayer les témoignages glanés sur les blogs.
«Pour la retenue et la neutralité»
Le Qatar, une «?Arabie saoudite bis?», vraiment?? Doha fait plutôt penser à un pays qui bafouille son désir de liberté et, osons le dire, de démocratie — mais qui l’exprime tout de même. Normal, dès lors, que l’Egypte version Al-Sissi, son président actuel – qui a soutenu et bénéficié du coup d’Etat militaire de 2013 contre Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans, élu après les «?printemps arabes?» –, se soit rangée du côté de l’Arabie saoudite, en juin dernier, lors de la mise au ban du Qatar. Normal, également, que les pays arabes ligués contre Doha exigent la fermeture de la chaîne Al-Jazira?; il ne fallait pas offrir à l’opposition politique égyptienne une tribune télévisée.
Un peu plus au sud, le Sénégal, le Tchad, Djibouti ou encore le Gabon ont annoncé leur soutien à Riyad. Et l’on sait à quel point le sport qu’est le maintien au pouvoir ad vitam est vénéré dans ces pays, dont pas un n’échappe à l’accaparement des manettes présidentielles par un homme au détriment de sa population — qui, comme au Sénégal où se tiennent des élections législatives fin juillet, refuse la plupart du temps de se déplacer pour un scrutin joué d’avance.
A l’inverse, il est plutôt logique que la Tunisie, autre place forte des révoltes populaires de 2011, se tourne de plus en plus vers les Qataris, qui investissent massivement dans le secteur hôtelier, par exemple, et ont parrainé, avec la France, la Conférence Tunisie 2020 sur l’investissement.
Le gouvernement tunisien, d’ailleurs, n’a jamais envisagé de rupture avec Téhéran et prône même l’apaisement — à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Même son de cloche à Rabat : alors que le Maroc a pu rompre, par le passé, ses relations diplomatiques avec l’Iran — comme en 2009 —, il est resté silencieux cette fois-ci. Argument avancé : le royaume est «?pour la retenue et la neutralité?» selon son ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita.
Un désaveu pour Riyad?? Il ne serait pas surprenant, en tout cas, que la polarisation anti-iranienne et, partant, anti-qatarie de l’Arabie saoudite commence à lasser. Après tout, certains pays ont le droit de vouloir avancer et voir leurs relations diplomatiques évoluer. Vers plus de démocratie ou de liberté notamment.
Par Stéphane Ferland