La période d’ouverture relative ayant suivi l’affaire Ben Brik s’est achevée brusquement il y a quelques jours, sur l’injonction agacée du président Ben Ali. Fin de partie pour la liberté d’expression.
4 avril – 28 juillet 2000. Cela n’a pas été un printemps ; à peine une échancrure pratiquée, puis solidement recousue, dans le rideau opaque qui recouvre la liberté de la presse tunisienne. Le 4 avril 2000, le journaliste indépendant Taoufik Ben Brik a entamé une tonitruante grève de la faim, aussitôt relayée par les médias occidentaux mais aussi maghrébins, et algériens en particulier. Le 28 juillet, devant l’université d’été de son parti, le président Ben Ali a fustigé la « surenchère (…) des détracteurs et des aigris (…) à laquelle s’adonnent certains au détriment de l’image de la Tunisie. » Une oeuvre délétère, menée par des êtres sans le « moindre scrupule patriotique ou moral ». Bref, « une forme de trahison. » Fortes paroles : fin de partie, tombée du rideau.
Taoufik Ben Brik, au-delà du caractère fantasque du personnage* et de ses propos parfois saugrenus, avait montré que le roi est nu. Il a été le seul journaliste tunisien à oser écrire, dans son propre pays, que des élections débouchant sur des scores invariablement supérieurs à 99 % ne pouvaient être régulières. Le seul à relever, parmi mille épisodes grotesques, que Ben Ali avait fait interdire une pièce de théâtre parce qu’elle comprenait un rôle de coiffeuse. Le président avait estimé que cela pouvait offenser son épouse, ancienne coiffeuse de profession.
Personne n’a remporté le bras de fer qui a opposé Ben Brik au pouvoir par l’intermédiaire des médias étrangers. Mais quelque chose a changé pendant quelques mois. Depuis des années, des militants tunisiens des droits de l’homme et de la liberté bravaient le chômage, l’intimidation, la prison et parfois la torture pour faire passer des documents aux ONG, sans rencontrer beaucoup d’écho dans la presse des pays étrangers. L’image du miracle économique tunisien, la comparaison flatteuse de ce pays tranquille avec l’Algérie ensanglantée servaient, dans le monde entier, le pouvoir absolu du RCD, le parti présidentiel. L’affaire Ben Brik a enfin forcé le régime à un peu de concertation.
Médiocrité et dérapages
Timidement, la presse tunisienne – après avoir « patriotiquement » insulté Ben Brik – a ouvert quelques débats. Fin juin, un quotidien s’est fait l’écho du « malentendu » entre les attachés de presse des organismes publics et des grandes entreprises et les journalistes. Un problème résolu, bien sûr, à l’issue de trois journées d’échanges entre ces professionnels, mais un problème tout de même.
La Tunisie compte sept quotidiens nationaux. Quatre sont écrits en arabe : Essabah (privé), Essahafa (gouvernemental), El Houria (proche du RCD) et Ech Chourrouk (privé). Les trois autres sont en français : La Presse (gouvernemental), Le Renouveau (RCD) et Le Temps (privé). Tous partagent la même indigence. Comme l’explique le journaliste Sihem Bensedrine, « j’éprouve comme tous mes concitoyens une honte à redécouvrir chaque matin dans les kiosques le palier de médiocrité supplémentaire atteint par la presse. »
Le système permettant de faire taire toute critique contre le pouvoir du RCD est suffisamment sophistiqué pour maintenir, en général, la fiction du droit. Le gouvernement associe des méthodes directes et indirectes pour restreindre la liberté de la presse et encourager une sévère auto-censure. A l’automne dernier, Sihem Bensedrine a voulu lancer Kalima**, un périodique indépendant. Comme tout candidat à la direction d’une nouvelle publication, il a dû déposer une déclaration au ministère de l’Intérieur. Il n’en a jamais obtenu ne serait-ce qu’un récépissé, comme le prévoit pourtant la loi tunisienne.
« Climat malsain »
Le contrôle des revenus de la publicité et la pression sur les annonceurs sont d’autres moyens auxquels le pouvoir recourt régulièrement pour éviter la diffusion de nouvelles indésirables. Enfin, un « code de la presse » particulièrement répressif achève d’encadrer ce dispositif très étanche et bien rôdé de « protection du consensus ». C’est précisément au nom du consensus majoritaire dans la population que le gouvernement justifie l’emprisonnement d’environ un millier de militants islamistes – tout en leur déniant le statut de prisonniers politiques.
Ces derniers mois, la très relative ouverture a fait déraper le système. Le 23 mai, Riad Ben Fadhel, ancien responsable de la version en langue arabe du Monde diplomatique, a été blessé par des coups de feu. Deux jours plus tôt, il avait publié une tribune intitulée « Le syndrome de Carthage » dans le quotidien français Le Monde. Le texte dénonçait la façon déplorable dont la Tunisie, malgré tant d’indicateurs économiques et sociaux positifs, traitait la question des libertés publiques de ses citoyens.
Dans une interview à nos confrères du journal algérien El Watan, le 27 juin, Riad Ben Fadhel a dit sa conviction que l’attentat dont il avait été victime n’avait pas été décidé « par les hautes instances du pouvoir ». Après avoir été reçu par le président Ben Ali, il jugeait que « le climat malsain sur la question des droits de l’homme [avait provoqué] l’excès de zèle de certains éléments plus royalistes que le roi. » Autrement dit, la dictature légale de Ben Ali est devenue un système, dans lequel le leader ne maîtrise évidemment pas tout, la violence pouvant même s’exercer contre les opposants contre l’avis du président. C’est en vertu de ce même « climat » que Moncef Marzouki, porte-parole du Conseil national de la liberté, a été renvoyé de son poste d’enseignant à l’université quelques heures après le discours présidentiel du 28 juillet.
Mardi 1er août, on a célébré en Tunisie la fête de la presse. A cette occasion, le président de la République a adressé un message au président de l’Association des journalistes tunisiens (AJT) : « Le Chef de l’Etat a réaffirmé sa considération pour l’action continue menée par les journalistes au service des causes du pays et pour leur contribution à l’ancrage des fondements d’une société pluraliste et démocratique. Il a salué, d’autre part, la volonté constante des journalistes d’assurer leur mission dans le cadre de la liberté, de la diversité et de l’attachement à l’éthique de la profession. » L’ordre règne à nouveau à Tunis.
* la grève de la faim n’y a sans doute rien arrangé
** « la parole » en arabe