Au moment de saluer ce 13 septembre 2012 la mémoire de ceux, anonymes ou connus, dont les chairs évanouies nourrissent le suc des terres du Cameroun actuel, pour y avoir été lâchement précipités par l’incurie des ogres qui sacrifient la vie aux seules facilités de la gloriole et aux dérisoires lumières du siècle, s’impose inévitablement à la conscience des survivants que nous sommes, lancinante et virulente d’actualité, la question : pourquoi sont-ils tous morts, ces Camerounaises et ces Camerounais que nous habillons du linceul solennel de l’héroïsme et du martyre ? Cette question, on l’aura peut-être compris, mérite d’être mise à l’abri de quelques mésinterprétations, en une époque où l’usage des morts dans les manœuvres de propagande politique, mais aussi dans un certain dolorisme victimaire et infécond, achève de rendre suspectes les manifestations parfois trop ostentatoires, car peu sincères, d’un attachement médiatisé à leur funèbre sort.
Questionner sur les causes de la mort des héros et martyrs du Cameroun, ce n’est immédiatement pas tancer la question centrale de l’humaine condition, celle de la finitude de tous les vivants, car après tout, « dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir », comme le suggérait Martin Heidegger. On pourra toujours revenir sur cette dramaturgie originelle de la condition humaine plus tard, et reconnaître que nos raisons ultimes de vivre et nos raisons ultimes de mourir peuvent difficilement survoler la question suprême du sens profond de notre laps de temps en cette planète perdue parmi des milliards d’étoiles, dans un univers qui désormais se révèle comme multivers, si l’on a croit les dernières avancées des sciences de l’espace infini. Au fond, n’est-ce pas pour avoir le droit de vivre, vieillir et mourir en paix chacun en la terre de ses rêves que nous nous battons pour un meilleur Cameroun ? Paradoxalement, l’enjeu de la cité terrestre est là. Non pas quête d’une rédemption extra-mondaine, mais recherche acharnée d’une bien terrienne aisance de vie, dans l’harmonie provisoire des mortels conquis à une certaine sagesse éternelle de la transmission de l’éphémère.
Questionner sur le « pourquoi » des morts de nos héros et martyrs, ce n’est pas non plus demander ce que leur aura rapporté leur sacrifice, car le genre de vie qu’ils menèrent n’est sans doute pas sans rapport avec le genre de mort que les ogres séculaires leur infligèrent. Au demeurant, comment peut-on imaginer que des êtres humains violemment arrachés à l’existence, qui dans la torture sous toutes ses formes, qui dans la faim et la soif, qui dans la banalité d’une exécution impitoyable, qui encore dans le silence mat d’un corps qu’on bat et qu’on jette lourdement et sourdement en terre, comment peut-on imaginer, dis-je, que ces morts tragiques aient tiré bénéfice de leur calvaire ? A moins de rentrer ici dans le fragile domaine des prophéties et des visions de l’au-delà, tout nous intime la probité de ne pas nous avancer davantage dans cette hypothèse.
Il nous reste alors une chance au moins de questionner sérieusement : pourquoi sont-ils tous morts ? Sans doute parce qu’ils tenaient à vivre d’une certaine manière qui pour eux, était une manière certaine : vivre dans la dignité de personnes humaines. Ils voulaient vivre en conservant ce que leurs bourreaux coloniaux et postcoloniaux tenaient à leur ravir : leur humanité irréductible. Et c’est d’avoir refusé d’abdiquer cette hauteur incessible que ceux qui tuent le corps ont cru les détruire en avilissant leurs âmes. C’est en raison du genre de vie que nos héros et martyrs choisirent qu’on leur imposa un certain genre de mort, celui de l’abjection du massacre, du bruissement des mouches sur les charniers infects, et des lambeaux de restes humains livrés aux chiens et aux charognards. Et c’est précisément parce qu’ils ont refusé l’indignité d’accepter la loi de la mort qu’on leur a donné la mort abjecte pour éprouver leur foi en la vie sensée. Fiers comme Ruben Um Nyobè, comme Félix et Marthe Moumié, comme Ernest Ouandié ou comme Eric Taku ou Jacques Tiwa, ils sont descendus dans le Schéol, nous léguant dès lors un seul devoir : de leur mort, tirer les forces de vie qui fonderont demain une Cité Bienveillante au Cameroun. Transmuter le pourri en vivant, la boue en or, le désespoir en espérance. Mouler, dans la chair de l’upécisme, les nouveaux enjeux stratégiques qui serviront de ciment à la naissance d’un nouvel espace d’humanisation, en l’honneur de ceux qui, indignés devant les indignes, partirent d’ici bas sans avoir dit « au revoir » aux gens bien de là bas. Sans crier gare, comme happés entre terre et ciel. Sans véritable sépulture de pleurs et de fleurs, sans les chants d’ombre que les grands départs requièrent. Sans l’honneur sonore de nos pleureuses. Morts sans décors.
Et je dis pour nos morts dans Dires à Dieu pour Demain, cette oraison d’une humanité révoltée que je viens de publier à l’adresse du peuple Camerounais :
« La terre du Cameroun accueille
Depuis deux cents ans nos cercueils
Chaque jour, béante est la malemort !
Le crime organisé est sans remords
Mais le zéro-zombie-zigoto-gigolo
Ne vaudra jamais nos fiers héros
[….]
Quand nos fiers et valeureux héros
Orienteront le peuple loi des zéros-zombies-zigotos-gigolos !
Ce sera un treize septembre, plus un six novembre !
Seul le Fako sait notre divin secret. »