Suite aux arrestations de plusieurs militants pro-Hirak et journalistes, vendredi 19 juin, les wilayas de Béjaia et de Tizi-Ouzou ainsi que quelques villes de l’intérieur, ont été le théâtre d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.Devant cette situation inquiétante, sur les réseaux sociaux on appelle à la raison, à la prudence, à la clairvoyance et au sens des responsabilités, mais également à la préservation du caractère pacifique du Hirak. En effet, une partie du mouvement juge que les conditions sanitaires ne sont pas réunies et que le moment n’est pas propice à reprendre le mouvement populaire impulsé le 22 février 2019.
Pour Said Djaàfer, journaliste et chroniqueur algérien, « les raisons qui ont conduit les Algériens engagés dans le Hirak à suspendre les marches en mars 2020 restent toujours valables aujourd’hui. Nous devons continuer à choisir la voie de la raison même si des colères se sont accumulées au cours de cette période de confinement : arrestations, emprisonnements et aussi dégradation des conditions de vie d’une bonne partie des Algériens qui vivent sans filet social et qui souvent n’ont tenu que grâce une solidarité, vivante et agissante même si elle est discrète ».
Dans ce même contexte, l’avocat et défenseur des droits de l’Homme, Mostefa Bouchachi, dans une vidéo reprise par plusieurs médias nationaux, appelle le peuple algérien « à prolonger encore la trêve sanitaire et à préserver l’unité du Hirak qui est désormais le trait d’Union entre tous les Algériens, sans distinction ». Les conditions « ne sont pas encore réunies pour une reprise sans risque du mouvement ». « Il faut prendre plus de recul et à écouter les avis des professionnels de santé en Algérie. Eux seuls sauront affirmer s’il faut sortir ou non pour reprendre le Hirak », enchaîne-t-il.
Par ailleurs, afin de préserver l’aspect pacifique du mouvement, Maître Bouchachi précise « qu’il est de notre responsabilité, à tous, de ne pas nous précipiter dans la prise d’une telle décision. Il serait sage de reporter le retour du Hirak ».
Pour sa part, la Ligue Algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme est « aujourd’hui, inquiète quant à l’évolution de la situation ». Elle exhorte « au calme et au respect du strict cadre pacifique » du Hirak.
Sur sa page Facebook, l’avocat et défenseur des droits de l’Homme, Abdelghani Badi, considère, quant à lui, que : « l’ajournement de la reprise du mouvement populaire est la décision la plus juste qui est en mesure de souder encore les rangs des Algériens. Toute autres décisions est synonyme de division ».
Le corps soignant inquiet
La pandémie ne cesse de se propager considérablement dans le pays, du moins, c’est le constat de plusieurs médecins qui tirent la sonnette d’alarme. La situation sanitaire est, selon-eux, dramatique en Algérie.
Témoin de la situation durant ses services de garde, le Dr Mary Mak, microbiologiste au MAHU d’Alger, alerte l’opinion publique sur les risques de la pandémie qui guette le pays. « Le Coronavirus se répand de plus en plus. Chaque jour, même nos collègues médecins sont touchés. La levée du confinement est une décision prise par le gouvernement pour nous rassurer et ne pas faire couler l’économie du pays, non pas parce que le taux de contamination est en baisse », s’alarme-t-elle.
Elle tient à partager une anecdote touchante et émouvante. Pendant l’hospitalisation d’une maman touchée par le virus, son fils posait des questions innocentes à une infirmière : « Pourquoi maman est-elle assommée ? ». L’infirmière lui répond :« Non, mon fils, on l’a fait dormir pour qu’elle puisse respirer tranquillement ».
Deuxième vague du Covid-19 ?
Le corps soignant ne crie pas encore victoire. Il s’accorde plutôt à dire qu’une deuxième vague du Coronavirus arrivera inéluctablement. C’est ce que confirme, Akila Lazri, médecin au CHU du Kremlin Bicêtre à Paris. Elle constate que le système de santé en Algérie est défaillant, voire inexistant. Le médecin nous livre ses arguments en faveur du report des manifestations.
Selon elle, « des études récentes ont montré que le monde devrait s’habituer à une recrudescence régulière de la pandémie, plutôt que de penser que nous avons affronté une seule vague ». Il faudrait d’ores et déjà, « se préparer à son retour régulier, c’était notamment le cas de la peste en Europe pendant le Moyen-Âge, qui revenait sans qu’on ne sache jamais quels étaient les facteurs ni déclenchant ni protecteurs ».
En l’absence d’amélioration considérable de notre système de santé, dit-elle, « la société civile doit prendre acte de ces informations et s’organiser afin de vivre avec le virus, du moins jusqu’à ce que la communauté scientifique internationale puisse y voire plus claire ».
Le docteur Lazri rappelle également que « la distanciation sociale prolongée ou intermittente, les gestes barrières et le port de masque sont aujourd’hui nos seuls moyens de luttes en attendant d’arriver à une immunité collective efficace, faut-il encore que cette immunité soit durable ».
« Déconfinement insensé ! »
Pour rappel, le gouvernement a décidé l’adaptation des horaires de confinement à domicile sous forme d’un couvre-feu de 20h00 au lendemain 5h00 pour vingt-neuf (29) wilayas, tandis que le reste des dix-neuf (19) wilayas sont concernées par la levée totale du confinement à domicile.
Pour nombre d’observateurs et de professionnels de la santé cette décision est insensée et n’arrangera pas la santé de la population.
Pour L. C (médecin) la période de confinement n’avait aucun effet dans sa globalité, en Algérie, car le gouvernement n’avait pas réellement pris en compte les préoccupations sociales des journaliers et des professionnels libéraux. Raison pour laquelle ces derniers étaient contraints de braver les réglementations de la trêve sanitaire, au détriment de leur santé, pour subvenir aux besoins de leurs familles. « On encourt fortement un risque de nouveaux cas de contamination au Covid-19. Le retour du Hirak n’est pas une bonne idée et le déconfinement ne devrait pas avoir lieu », s’alarme-t-elle.
Elle explique clairement que, selon les normes internationales en cas de crise sanitaire majeure, le processus de déconfinement doit répondre à une corrélation proportionnelle entre le nombre de nouveaux cas de contamination et le nombre de lits de réanimation disponibles. Elle explique qu’un déconfinement peut être envisagé s’il n’y a pas de nouveaux cas de contaminations et si des lits de réanimation sont disponibles.
En effet, en Algérie, cette règle scientifique semble être ignorée. Le docteur Akila Lazri abonde dans le même sens. Elle constate clairement « une surcharge des lits de réanimation ». Elle précise que : « l’Algérie dispose de 450 lits de réanimation environ pour 42 millions d’habitants, tandis qu’en France, proportionnellement, on compte 10 lits de réanimation environ pour 10 000 habitants ». Pour atteindre la même proportion de lits en réanimation que la France, l’Algérie devrait donc en ouvrir 3 750 supplémentaires.
Le ministre de la Santé, Abderrahmane Benbouzid, a, par ailleurs, souligné, vendredi 19 juin, le risque considérable d’augmentation des cas pris en charge en réanimation.
« Nous constatons qu’il y a élévation du nombre des cas de contamination, mais ce n’est pas ce qui inquiète. Ce qui est inquiétant, c’est l’élévation des cas en réanimation, donc des cas graves. Cela signifie peut-être que la virulence du virus s’est élevée, mais cela peut signifier aussi qu’il y a plus de cas. On sait bien que le virus circule au sein de la population », s’alarme-t-il.
En effet, selon le bilan quotidien du Comité scientifique de suivi de l’évolution de la pandémie du Coronavirus, le nombre total de personnes infectées par le coronavirus s’élève à 12 077 et celui des décès à 861.
Pour toutes ces raisons d’ordre sanitaire, les professionnels de santé, représentants de la société civile, militants et partis politiques réitèrent leur appel à la prudence, à la sensibilisation, au sens des responsabilités et au respect des mesures sanitaires. Depuis sa cellule de la prison de Koléa, l’activiste Samir Belarbi, en détention provisoire depuis le mois de mars dernier, précise que « le Hirak ne se résume pas seulement à des marches. Il s’agit d’un combat, d’une conscience, d’un savoir et d’un changement de comportement, de pratiques et de valeurs ».