Après la révolte tunisienne, beaucoup se posaient la question sur la possibilité que d’autres pays arabes, notamment l’Egypte, connaissent le même sort. Dans une analyse incisive et sans concession, Nouh El Harmouzi, enseignant-Chercheur et éditeur du site arabophone de référence MinbarAlHurriyya.org, nous propose un éclairage sur les raisons qui expliquent le soulèvement actuel du peuple égyptien. Il explique dans cette contribution comment le parti au pouvoir, et à sa tête Hosni Moubarak, a accaparé les différentes rentes du pays et a verrouillé politiquement et économiquement le pays générant une grande frustration chez les Egyptiens.
A l’instar de plusieurs régimes sclérosés dans cette région, l’Egypte est, depuis des décennies, caractérisée par un environnement géopolitique explosif, une crise politique larvée, un retour de la violence islamiste et l’émergence de nombreux soulèvements et poches de résistance. Depuis l’assassinat de Sadate, l’état d’urgence n’a jamais été levé dans le pays. La « continuité dans la stabilité » politique est garantie en maintenant l’Etat d’exception et ce depuis 1981, ainsi qu’une vision monarchique de l’exercice et de la transmission du pouvoir par un président issu de la très redoutée junte militaire et disposant du soutien sans faille des barons et des apparatchiks de l’hégémonique Parti National. Comment en est-t-on arrivé là ?
Le verrouillage et la quadrillage de la société égyptienne et leur perpétuation sont permis d’une part grâce à l’héritage de la période nassérienne et l’alliance avec U.R.S.S, marquée par le choix d’un développement autocentré dans le cadre d’une stratégie de substitution des importations produisant des entreprises mégalomaniaques déficitaires et une bureaucratie administrative pléthorique. D’autre part, les quatre rentes dont dispose le régime sont aussi facteur expliquant l’émergence et le renforcement d’un tel système :
1- Le tourisme : il garantit des rentrées de devises constituant la première rente de l’Egypte. Les 5 millions de touristes et visiteurs étrangers ont rapporté 5 milliards de dollars en 2005 et créant plus de 2,6 millions d’emplois.
2- Le Canal de Suez : ce dernier constitue le passage entre la mer Rouge et la mer Méditerranée. Passage maritime artificiel entre Europe et Asie, le Canal est d’une importance majeure car il évite le contournement du continent africain par les navires. La traversée du canal de près de 40 navires quotidiennement assure un revenu d’environ 3,3 milliards de dollars par an.
3- La position stratégique : l’Egypte a pour voisin la Libye, le Soudan, Israël, la Jordanie, et l’Arabie Saoudite (séparés par le désert du Sinaï et la Mer Rouge). Il est de ce fait un pays central avec une position géographique pivot. Avec une parfaite ignorance de l’opposition de la rue égyptienne (et de la rue arabe en général) le gouvernement égyptien a été le premier gouvernement arabe à signer un traité de paix avec Israël (les accords de Camp David de 1979). En contrepartie, tous les ans depuis 1980, les Etats-Unis versent au gouvernement égyptien plus 2.1 milliards de dollars dont 1,3 en aide militaire. En défendant et en s’alignant sur les positions de ce qui est communément et quasi unanimement appelé dans cette région le « Grand Satan » et Israël, les dirigeants égyptiens s’engagent dans un grand écart de plus en plus difficile à gérer sur le plan interne car le divorce s’accentue chaque jour un peu plus entre la population et ses dirigeants. Ces dirigeants sont perçus comme apostats et collaborateurs trahissant les idéaux de l’arabisme Nassérien et abandonnant la cause du « frère » palestinien.
4- Les revenus des transferts et du pétrole : Les transferts en devises des travailleurs émigrés en Europe, aux Etats-Unis et dans les pays du golfe sont estimés à environ 4,3 milliards de dollars par an. Le pétrole quant à lui assure des rentrées de devises estimées à 1,2 milliards de dollars par an.
Ces rentes de situation captées par la coalition au pouvoir, fédérée par Jamal Moubarak (le fils du président) permettent de financer le système d’allégeance et de contrôler la société égyptienne. En s’appropriant à des fins personnelles les instruments de l’Etat (les medias, l’appareil de l’omniprésent parti (PND)), les syndicats, les services secrets et la police politique), en jouissant du silence complice et/ou du soutien des grandes puissances, le pouvoir égyptien a su construire de solides alliances, contrôler les systèmes d’allégeances et de ce fait s’assurer d’une position dominante.
L’abus de position dominante du pouvoir égyptien a complètement vidé le jeu « démocratique » de son sens en avortant de facto toute possibilité de transition pacifique du pouvoir. Les dernières élections « pluralistes » de septembre 2005 et celle d’octobre 2010 en sont la parfaite illustration et ont été porteuses d’une nouvelle déception et de changements qu’à la marge. En attribuant de larges pouvoirs au nouveau gouvernement trié sur le volet et dirigé de facto par le dauphin longtemps présumé, en maintenant les postes décisifs entre les mains des fidèles dont le ministre de la Défense et de l’intérieur.
Une précarité permanente et généralisée
De telles conditions politiques doublées d’une économie largement centralisée axée principalement sur la rente ont plongé la société Egyptienne dans une situation prérévolutionnaire et de précarité permanente et généralisée.
Le taux de chômage réel s’élèverait à 30%, 600 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année et 26 millions d’égyptiens ont moins de 15 ans, 44% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. L’Égypte occupe la 101ème place au classement du P.N.U.D avec un I.D.H de 0.62. Le pays des pharaons est devenu une société duale avec des inégalités insupportables suite (entre autres) à une privatisation mal engagée dans un contexte de corruption endémique (avec un indice de 3,1 de perception de corruption) et un climat des affaires malsain souvent dénoncé par les multiples rapports de Doing Business. Avec une dette publique totale du gouvernement central et local dépassant la barre du 100% du PIB, les finances publiques, déjà dégradées, ont plongé, et l’État égyptien a connu des problèmes de trésorerie qui se sont traduits par des retards de salaires dans la fonction publique. Le mécontentement et l’insatisfaction couvaient et gagnaient de plus en plus de terrain.
Les opposants irréductibles, les désespérés et les laissés-pour-compte finissent le plus souvent par grossir les rangs des mouvements les plus radicaux. Les Salafistes, les Wahhabistes et les branches les plus radicales des Frères Musulmans en sont (à défaut d’un pluralisme et d’une offre politique crédible) les principaux bénéficiaires ; la multiplication des attentats et le récent soulèvement en sont la principale (rationnelle) conséquence.
Ce soulèvement de la rue égyptienne constitue une étape décisive afin de briser l’immobilisme égyptien qui n’en finit pas depuis plusieurs décennies et qui plonge l’Egypte dans une crise de plus en plus multiforme… Personne ne peut prévoir avec précision quel tournant prendra cette crise et quel sera le prochain domino qui chutera dans une région assise sur un baril de poudre.
Par Nouh El Harmouzi