Patrick Lozès a refusé le 30 novembre dernier de pousser plus en avant la mission qui lui avait été assignée en octobre 2007 par le ministre d’Etat Jean-Louis Borloo sur le développement écologique de la Martinique. La tâche impliquait qu’il s’intéresse notamment à la pollution due à un pesticide : le chlordécone. Un volet qu’il ne lui sera pas permis d’explorer à cause de pressions dont Patrick Lozés dit avoir fait l’objet. Entretien.
Le président du Conseil représentatif des associations noires (Cran) et pharmacien de son état, Patrick Lozès s’est vu confier en octobre dernier par Jean-Louis Borloo, ministre d’Etat, ministre de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement durables, une mission « portant notamment sur la pollution en Martinique ». Par une lettre du 30 octobre dernier, publié dans son intégralité sur son blog, il informe le numéro 2 du gouvernement français de son « refus de continuer plus avant la mission ». Raison évoquée : « les moyens d’établir un rapport indépendant sur cette question n’étaient pas réunis, alors que des dizaines, voire des centaines de vies sont en jeu, suite à une pollution majeure au chlordécone, un pesticide cancérogène utilisé notamment dans les bananeraies ».
Afrik.com : Quel était l’intitulé exact de la mission qui vous a été confiée en octobre dernier par le ministre Jean-Louis Borloo ?
Patrick Lozès : Il s’agissait, après la catastrophe Dean, de penser la reconstruction de telle manière à engager la Martinique dans le développement écologique, très exactement d’engager la Martinique dans la voie du territoire biologique exemplaire qu’elle aspire être, de profiter de la reconstruction pour travailler, entre autres, sur la pollution, la stérilisation des sols…
Afrik.com : La pollution, ce qui nous amène au chlordécone sur lequel on vous a empêché de travailler …
Patrick Lozès : Vous pouvez difficilement parler de la pollution des sols en évitant le scandale des pesticides. C’est là que ça a posé problème et que je me suis indigné des pressions inadmissibles, que je suis parti écœuré parce que je n’ai pas senti le courage écologique et politique nécessaires à la manifestation de la vérité. On a fait pression sur moi à propos d’une question qui est majeure. Je ne peux pas mettre en balance des intérêts économiques et des vies humaines. Avoir fait pression est une attitude indigne d’un ministère d’Etat. J’en suis scandalisé !
Afrik.com : On vous confie cette mission en octobre et vous envoyez votre lettre de démission le 30 novembre. A quel moment avez-vous commencé à ressentir les pressions que vous évoquez ?
Patrick Lozès : On parle de cette mission dès le 1er octobre. La pression a été diffuse. Mais déjà le 23 octobre, on m’avait suggéré de ne pas trop parler de la Martinique et j’ai été alors très ferme en affirmant qu’il n’était pas question que je laisse une partie si importante de la mission. J’ai cru que les pressions s’étaient arrêtées définitivement mais elles ont continué jusqu’à ce que j’en sois informé vers la mi-novembre. J’ai évidemment alerté le ministre sur les pressions dont je faisais l’objet et sur ma détermination à traiter cette question. Je lui ai rappelé, par la même occasion, que la mise en place d’une commission d’enquête sur la pollution des sols aux Antilles avait déjà été repoussée le 17 octobre. Je lui ai également indiqué que la situation que mettait à jour ma mission présentait un enjeu écologique et de santé publique majeur, que c’était une question de vie ou de mort pour des milliers de personnes. Je lui ai écrit le 26 novembre pour lui expliquer tout cela, pour attirer son attention sur le fait qu’une colère légitime monterait, tôt ou tard, contre ceux qui s’engageraient dans une voie funeste, celle de protéger les empoisonneurs. Le ministre n’ayant pas répondu à ce courrier au bout de quatre jours, j’ai estimé que je ne pouvais pas continuer à travailler dans ces conditions.
Afrik.com : Savez-vous de qui ces pressions émanaient ?
Patrick Lozès : Les pressions sont venues des producteurs de bananes et dans une moindre mesure de l’industrie du tourisme. Elles ont été relayées à tel point qu’elles ont trouvé écho au sein même du ministère de l’Ecologie. Le cabinet, des collaborateurs directs du ministère m’ont dit qu’il fallait que j’abandonne le volet relatif au chlordécone dans cette mission. Ce que je trouve scandaleux ! Je n’avais plus par conséquent la sérénité pour continuer le travail.
Afrik.com : Vous n’avez donc pas directement subi la pression des producteurs, vous avez été touché par le biais du ministère ?
Patrick Lozès : J’ai subi toutes sortes de pressions de toutes parts. La Martinique est un cas d’école : il y a une incurie de la gestion écologique et sanitaire dans les départements d’Outremer, une chaîne de responsabilités très importante au niveau industriel, et même au niveau de l’Etat. Comment peut-on expliquer qu’un produit aussi toxique, interdit en métropole en 1990 à cause de sa toxicité, ne connaisse pas le même sort dans l’Outremer ? Je découvre au cours de mon travail que la quantité de pesticides qui est utilisée à l’hectare est quatre fois plus importante en Martinique qu’en métropole. Je ne crois pas que les êtres humains en Martinique soient quatre fois plus résistants que ceux qui vivent en métropole. Il y a des responsabilités, y compris pénales, qu’il va falloir mettre à jour. Le sol des Antilles est pollué, les Antilles sont empoisonnées : je parle de l’eau, du sol et de la nourriture. Si on se limite seulement à la Martinique, 12 700 personnes sont touchées. Elles sont contaminées au-delà de la dose journalière admissible qui permet de garantir l’absence d’effet sur la santé – la valeur toxicologique de référence (VTR). Les victimes représentent 3,3% de l’ensemble de la population martiniquaise. Rapporté à la population métropolitaine, cela correspond à deux millions de personnes. Ferait-on pression pour qu’on ne parle pas d’un scandale qui concernerait deux millions d’individus ? Ces personnes-là ont-elles été identifiées ? Les a-t-on informées sur leurs pratiques alimentaires ? Sait-on à quel moment ces pesticides dangereux ont cessé d’être utilisés ? D’ailleurs, des études toxicologiques montrent que les produits interdits ont continué à être utilisés… Ceux qui essaient de protéger les empoisonneurs sont indignes de conduire ce pays.
Afrik.com : Vous avez envoyé votre lettre de démission le 30 novembre, M. Borloo vous a-t-il répondu cette fois-ci ?
Patrick Lozès : Jusqu’ici, je n’ai pas eu de réponse. Je suis troublé par ce que j’ai découvert, par l’attitude du ministre d’Etat, le numéro 2 du gouvernement, que sa première préoccupation n’ait pas été le souci des personnes, de la santé publique et de l’écologie.
Afrik.com : Qu’allez-vous faire maintenant pour dénoncer ce « scandale majeur » ?
Patrick Lozès : Je vais continuer ma double action en tant que professionnel (Patrick Lozès est toxicologue, ndlr) de la santé et acteur de l’égalité pour tous les citoyens. J’ai le souci constant que l’on traite les départements d’Outremer et la métropole sur un même pied d’égalité. En tant que président du Cran, je dénoncerai la tartufferie, la désinvolture qui est encore de mise aujourd’hui. Quand vous comparez les préconisations faites dans le cadre du Grenelle de l’environnement pour l’Outremer et la métropole, vous remarquez que dans le premier cas, on reste dans le vague. Comme si, du mot d’Aimé Césaire, ces Français étaient des Français entièrement à part et non des Français à part entière.
Afrik.com : Qu’est ce qui a prévalu à votre choix pour conduire cette mission d’après ce que vous en a dit le ministre d’Etat ?
Patrick Lozès : Les raisons sont certainement liées à mes compétences professionnelles, à ce que j’engage dans le débat public. C’est du moins ce que j’ai compris. Peut-être ne s’attendait-il pas à ce que je rende un rapport indépendant…Votre question doit être mise en parallèle avec les raisons pour lesquelles j’ai démissionné. Quand on confie une mission à quelqu’un, on le laisse travailler de manière sereine et indépendante. Cette sérénité, je ne l’ai jamais eue sur la partie chlordécone de ma mission, ce que je considère comme le volet le plus vital parce qu’il y a des intérêts humains en jeu. Je ne pouvais que démissionner car je ne veux pas être instrumentalisé.