Papa Wemba a bercé mon enfance, égayé ma jeunesse. Il accompagne ma vie. Je ne passe pas une journée sans écouter cette voix éternelle, mais jamais je ne l’avais rencontré jusqu’à ce dimanche 3 mai – sauf dans deux concerts. Il est arrivé de Kinshasa deux jours plus tôt, aussitôt il a accepté de m’accorder un entretien.
A l’approche de l’heure convenue, mon cœur palpite à un rythme inhabituel. Pis, je n’arrive pas à rédiger mes questions. Du coup, j’espère un entretien à bâtons rompus. A peine m’installe-t-il dans un fauteuil – chez lui, dans une banlieue parisienne cossue – qu’il éclate de rire. Il regarde une chaîne d’info en continu, une nouvelle passe en boucle : Véronica Lario et Silvio Berlusconi sont sur le point de se séparer. Pour Papa Wemba, la presse franchit là l’iconostase de la retenue. « Cette affaire entre dans la sphère du privé ; elle ne concerne que les époux entre eux. Silvio Berlusconi est le chef de l’Etat italien, élu démocratiquement, haut dans les sondages. Sa vie privée mérite d’être respectée et protégée, même si l’homme adore les jeunes filles… »
Je lui rappelle que dans la presse française, l’événementiel fixe le tempo. Il ne bronche pas. Et je ne sais comment interpréter ce geste. Puis, après un instant de silence – le temps de regarder la suite du journal – nous enchaînons sur la grève du sexe décrétée par les associations féminines kenyanes. Instantanément, Papa Wemba craint que la mission ne soit d’avance vouée à l’échec. Et pour cause : « il y a la maîtresse qui vit dans l’ombre et qui espère toujours passer une nuit entière avec son amant. Elle n’hésitera pas à braver la grève. Le train du désir est aveugle ; il ne voit pas les gares envahies par les grévistes. Il y a la vendeuse du plaisir charnel. Elle non plus n’acceptera pas forcément la grève du sexe ; son chiffre d’affaires pourrait en pâtir. » Papa Wemba eût préféré un autre moyen de pression, une marche par exemple, comme celle organisée par les femmes mauritaniennes pour protester contre le dernier coup d’Etat militaire.
Le journaliste à la télé embraye sur la grippe A. Papa Wemba et moi l’imitons. Mon hôte revient sur l’événementiel qui fixe le tempo ; il remue la tête par dépit. « Cette pandémie n’est pas plus importante que les maladies qui sévissent en Afrique, dont le sida. Et la crise alimentaire ? N’est-ce pas une menace ? » Heureusement, ajoute-t-il, que cette grippe ne vient pas d’Afrique, car cela aurait davantage alimenté l’imaginaire européen : l’Afrique est la source de tous les maux. Toutefois, l’Afrique en souffre déjà, puisque les pauvres éleveurs de porcs égyptiens ont été sommés d’abattre leurs troupeaux. Cette grippe paraît à Papa Wemba comme une fiction réelle ; une diversion. Le monde est confronté à une crise financière, qui se fait ressentir partout, et elle doit être l’urgence numéro1.
« A Kinshasa, nous sommes tous des malades permanents. »
Il éteint la télé, non sans avoir commenté le match Marseille-Toulouse qu’il a regardé la veille, au soir. Puis il se mouche – il tient un paquet de kleenex dans sa main, car il est enrhumé. Soudain, il crache sur Kinshasa, « une ville superbement polluée ; une ville bourrée d’immondices et de mares pestilentielles. C’est un pur calvaire que de vivre à Kinshasa ; les fullas-fullas et les taxis, abondants, inondent la capitale des tonnes de gaz carbonique, sur des routes aux rainures innombrables. »
« A Kinshasa, nous sommes tous des malades permanents. Sans exception. Et le ministre en charge des questions liées à l’Environnement ne fait rien. Ni ne dit mot. Pas la moindre politique de lutte contre la pollution… », déplore-t-il.
J’avoue que je suis surpris par son ton d’une gravité insoupçonnée. Serait-il devenu écolo ? « Pas forcément », répond-il. « Simplement ce sujet n’est pas une affaire de spécialistes ; il concerne tout le monde. Aimer l’environnement dans lequel on vit, le protéger, ne requiert pas de diplômes. Chacun à sa place et avec ses moyens doit y réfléchir. Hélas ! La RDC souffre d’un déficit de projets, ce pays est un désert de fortes personnalités. Pourquoi ne pas le confier totalement aux Chinois ? Ils sont à la mode, et ils ont signé plusieurs contrats avec la RDC. »
Toujours dans le même ordre d’idées, il s’emporte contre le service sanitaire congolais, très malade. Si le médecin n’est pas assuré d’être payé, il n’administrera aucun soin. Récemment, l’un de ses proches était malade. Le médecin l’a traité illico presto, parce qu’il a découvert que cette personne était familialement liée à Papa Wemba. « Et les malades dépourvus de moyens financiers ? », proteste-t-il. Ils trépassent. Sans argent à Kinshasa, il vaut mieux ne pas tomber malade. Je ne réagis pas: je connais parfaitement cette situation.
Sans transition, Papa Wemba évoque Laurent Nkunda. Ce personnage le faisait marrer ; il pressentait que ce militaire-pasteur n’irait pas loin. Un feu de paille. Papa Wemba ne se trompait pas : Laurent Nkunda a été emporté par la copulation d’intérêts miniers entre la RDC et le Rwanda. Désormais, ces deux pays peuvent exploiter le sous-sol congolais à leur guise, avec la complicité des capitales européennes.
« Obama m’inspire confiance. »
« Croire que Barack Obama distribuera des dollars en Afrique, sous prétexte qu’il a des origines kenyanes, relève d’une naïveté exquise. Il a été élu par les américains pour résoudre en premier les problèmes américains. C’est un acquis, il n’y a pas à épiloguer là-dessus. » Il n’en reste pas moins qu’à peine installé à la Maison Blanche il a adressé trois messages forts au monde : la fermeture de Guantanamo ; les problèmes soulevés par le protocole de Kyoto ; l’amorce d’un dialogue avec Cuba. Les USA sont la première puissance; leur voix est sinon primordiale, du moins écoutée.
Pour dire vrai, l’avènement de Barack Obama est l’événement qui a le plus marqué Papa Wemba ces derniers mois. Il a confiance en lui. « Oui, le jeune président américain a toutes les caractéristiques d’un grand-homme », estime-t-il. Justement, c’est là où je voulais en venir. Comment définit-il un grand-homme ? Papa Wemba sourit. Les coudes en appui sur la table et les mains encadrant son visage, il me dévisage. Je décèle dans ce geste un tempérament intuitif – je l’ai lu dans un papier sur la psychologie. C’est sûr, il prend le temps de la réflexion. Papa Wemba me donne deux définitions : un grand-homme est celui qui naît des circonstances exceptionnelles ; un grand-homme est celui qui change le cours de l’Histoire.
Si je ne désapprouve pas la première définition, la deuxième en revanche m’agace. Je n’ignore pas que plusieurs personnages ont changé le cours de l’Histoire, mais dans le mauvais sens. C’est le cas d’Hitler, pour ne citer que ce nom. Je le signifie à Papa Wemba, lequel, sans se départir de son sourire, ajoute qu’il a voulu dire la même chose que moi. Non, on ne peut associer le verbe « déconstruire » au grand-homme. Ce dernier ne conjugue qu’un seul verbe, et au présent de l’indicatif : « Construire ». « Comme vous ? », lui dis-je. Il me fait « non » de la tête.
Nous traversons l’Atlantique et atterrissons en Afrique du sud. Que pense-t-il de Jacob Zuma ? Comme Obama, Jacob Zuma sera à partir du 6 mai – sauf coup de théâtre – à la tête d’un grand pays multiculturel – il évite le mot « multiracial ». Mais entre les deux hommes, il n’y a aucune commune mesure. Papa Wemba n’a pas apprécié cette phrase – « J’ai pris une douche pour me laver du sida. » – qu’aurait prononcée le futur président sud-africain. « C’est un propos indigne d’un responsable politique ; Jacob Zuma devrait remuer plusieurs fois sa langue avant de parler. Les gens pourraient se dire : « Finalement, on se débarrasse du sida en prenant une douche ». »
« Nyoka Longo n’est pas un bosseur. »
Nous ne pouvons nous quitter sans parler de musique. Mais je le sens hésitant, comme s’il répugnait à ce sujet. Et quand je lui demande ce qui fait sa constance, sa présence perpétuelle sur la scène internationale, contrairement à ses co-fondateurs de Zaïko, il se terre dans un long silence. Mais, bientôt, il se lâche…
Sans doute par fausse modestie, Papa Wemba me dit qu’il n’a pas plus de talent que les Gina, Evoloko ou Bozi. Toutefois, un point le différencie de ses confrères : pour ces derniers la musique n’est peut-être qu’une simple passion ; pour lui c’est une vocation. Stendhal n’écrivait-il pas : « Le bonheur, c’est de faire de sa passion une vocation. » ? Oui, lui, Papa Wemba, a fait de sa « passion » une « vocation ». Dans ce contexte, un musicien de sa génération l’attriste : Nyoka Longo. Celui-ci a eu la chance de présider aux destinées d’un des patrimoines nationaux, Zaïko Langa-Langa, hélas il fait preuve de paresse. « Nyoka Longo n’est pas un bosseur ». Et, avec impatience, Papa Wemba attend son album personnel, lequel n’arrive toujours pas.
En vrac, je lui demande ce qu’il écoute et lit en ce moment, il me parle de Keziah Jones et d’un livre puissant – Le secret. Concernant son actualité, Papa Wemba prépare un album pour ses 60 ans, qui sortira avant la fin de l’année. Et il a déjà trouvé le titre : « Kema-Fumbe ». C’est une expression tétéla qui signifie : je ne suis pas venu sur cette terre pour être un spectateur. Non, Papa Wemba ne le pense pas. Et ne le sera jamais. Il continuera d’agir tant qu’il respirera. Et ce, en dépit des obstacles. D’ailleurs, il a fait sienne cette devise de Marc Aurelle : « L’obstacle est matière à actions. » L’âge ne l’effraie pas ; il n’a pas encore tout donné ni appris. Une belle leçon d’humilité.
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