« L’Apprentissage » : P comme Phéniciens. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
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PHENICIENS
Pour vous, lecteurs libanais
Il y a quelques années, l’Institut du Monde arabe organisa une grande exposition sur les Phéniciens, mes ancêtres. Je connaissais, pour les avoir vus en reproduction mille fois, les fines statuettes de bronze trouvées sur le site archéologique de Byblos, statuettes votives recouvertes de feuilles d’or et qui étaient utilisées, avant-guerre, sur toutes les affiches publicitaires de l’Office du tourisme du Liban, statuettes que j’ai eu plaisir, une fois la guerre achevée, à voir figurer sur les nouvelles affiches destinées à la promotion touristique de mon pays, pour moi comme un symbole qu’au Liban la vie reprenait « comme avant ».
Pendant plusieurs mois, en agrandissement photographique géant, imprimées sur une grande toile tendue sur la façade de l’Institut du Monde arabe, visibles chaque jour par les millions d’automobilistes passant sur les quais, mes statuettes antiques, avec cette exposition culturelle, témoignaient, à mon plus grand bonheur, de la fin des hostilités après tant de douloureuses années, du renouveau de l’intérêt pour le Liban en Occident, et surtout, de la permanence, malgré tous les conflits, de ce qui fait l’histoire, la culture, et l’essence du Liban, symbolisées par ces statuettes éternelles, comme si finalement la guerre n’avait été qu’une parenthèse – à peine 15 ans – dans une histoire vieille de six mille ans.
Je me suis alors plongée dans des ouvrages sur la Phénicie antique et la Méditerranée , et y ai trouvé, avec joie, comme les fondements de ce que je suis, de mes passions profondes, de mes attachements: de mon identité. Aujourd’hui je me sens pleinement la descendante d’une lignée d’ancêtres qui, les premiers dans toute l’histoire antique, osèrent braver les dangers et traverser la Mer Méditerranée*. Premiers explorateurs du monde occidental, bien avant les Grecs, que l’Occident vénère tant. A la fois aventuriers, marchands, et intellectuels, trilogie de qualités que je trouve parfaites associées ensemble, et dans laquelle, totalement, aujourd’hui je me reconnais.
Aventuriers car on ne prend pas la mer pour une destination inconnue sans un formidable goût du risque, de l’aventure, de la découverte, sans une curiosité sans limite, une soif d’horizons nouveaux, un sens atavique de la liberté, comme une manière de prendre son envol et d’explorer d’autres limites, d’autres contrées, une manière de vivre sa vie de manière intense, démultipliant les expériences, cependant que d’autres naissent et meurent toujours près des mêmes hameaux et des mêmes paysages.
Marchands car mes ancêtres surent avoir le pragmatisme de financer leur goût passionné de la mer et des voyages en bateau qui donnent le sentiment grisant de tout abandonner, de vivre comme un oiseau, détaché des contingences de confort de sociabilité de famille de travail d’argent à gagner qui existaient tout autant il y a six mille ans qu’elles pèsent aujourd’hui sur nos vies, ils surent transformer leur amour fou de l’aventure en mer en commerce raisonné, troquant fabriquant transportant mille objets et mille matières premières d’une rive à l’autre de la Mer Méditerranée dont il faut bien se dire qu’à l’époque, vu les vitesses de navigation et les risques encourus, c’est comme si aujourd’hui sans GPS sans radio avec de simples bateaux de bois on entreprenait de faire la même chose à l’échelle par exemple de l’Océan pacifique ou de l’Atlantique, troquant les perles de Tahiti contre le riz du Japon et l’or du Pérou contre le poisson fumé de Norvège.
Intellectuels car ils inventèrent l’alphabet, géniale invention, destinée avant tout à communiquer avec les peuples de la région avec qui ils étaient en contact, et qui parlaient chacun les mille langues de Babel, indéchiffrables l’une pour l’autre, communiquer donc comprendre, communiquer donc s’ouvrir à, communiquer donc adopter, être séduit par, être convaincu de, communiquer donc ne pas s’estimer le seul détenteur d’une vérité unique, communiquer donc échanger, pas seulement des mots mais aussi des objets, des manières de manger, de s’habiller, de vivre, et donc de penser, échanger des biens ne pouvant se faire sans un échange d’idées, comme les anthropologues et les historiens nous l’ont appris, pour les échanges humains, sur tous les continents, depuis la nuit des temps.
Et dans cette trilogie je me reconnais pleinement. Aventurière car j’ai une soif jamais éteinte d’aventures, de voyages, et de découvertes, qui est celle de mon peuple, notre diaspora aujourd’hui présente sur tous les continents, et surtout immensément voyageuse quelque soit son ancrage, identité voyageuse dont je sais qu’elle n’est pas phénicienne seulement mais méditerranéenne aussi, car les Italiens et les Grecs, pareillement de leur passé marin antique ont gardé ce besoin de voyages et se sont, comme les miens, expatrié en masse aux quatre coins du monde quand les bateaux les avions et les trains sur la planète se sont multiplié.
Je me sens marchande aussi, quand je monnaye mon écriture à des journaux, pour assouvir ma passion de retenir, de transmettre, et de partager, par les mots, la vie, le journalisme pragmatisme de l’écrivain, profession des amoureux des lettres non pas au sens de belles-lettres mais au sens que lui donnent les imprimeurs, lettres qui, en fixant les mots, les idées, et les ressentis, leur donnent une existence matérielle, les font exister pour d’autres, comme pour l’éternité.
Intellectuelle peut-être aussi par ce choix de l’écrit pour témoigner et célébrer la vie, quand d’autres la peinture, la sculpture, la musique ou le tissage ont choisi.
De me sentir la descendante d’une longue lignée de tels ancêtres me rend forte, et sûre, et me fait communiquer aussi avec tous les peuples voyageurs du monde, Français partis pareillement à la conquête des mers, fondant des comptoirs sur les côtes de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, et jusqu’au Pacifique, Anglais fous de bateaux et de navigation, amoureux d’exotisme et d’aventures, qui nous ont donné parmi les meilleurs écrivains-voyageurs du monde, et parmi le meilleur humour du monde, ce qui va souvent ensemble, ce dernier étant souvent le fruit de la distanciation, et le rire étant l’un des modes de communication avec l’autre les plus efficaces du monde, Hollandais polyglottes, dont les marchés aux livres anciens regorgent d’ouvrages en anglais, en français, et en allemand aussi, et dont le musée national est un hymne au monde entier, historique détaillé de leurs découvertes géographiques, de leurs coups de foudre, et de leur métissage en retour, Portugais dont la culture, comme la capitale, sont entièrement tournées vers la mer, et la cuisine aussi, et la musique, fado que j’adore car il célèbre les deux extrêmes de l’expérience humaine tels qu’on les vit en voyage mais jamais moyennement, la joie immense et le plaisir de danser et d’être ensemble, et la mélancolie de l’homme seul face à son destin et à sa vie, les deux souvent mêlés d’ailleurs, Sénégalais, Maliens, Ivoiriens, et tous les Africains de l’Ouest voyageurs, héritiers de siècles de commerces transsahariens tout aussi risqués que les voyages en mer et sur des étendues tout aussi immenses – c’est d’ailleurs du même nom, Sahel, que les Arabes désignent à la fois les franges du désert et les côtes marines, et aussi, si je les connaissais mieux, les Chinois qui naviguent en mer de Chine, les Malaisiens, les Tahitiens, les Indonésiens, et les Philippins, passion commune du monde, c’est-à-dire des autres, partagée avec toutes ces peuplades, qui me rend ainsi, non seulement la fille de mes ancêtres de Phénicie, mais la sœur de tous ces peuples-là, connus et inconnus.
* Notamment: Les Phéniciens. Aux origines du Liban, Françoise Briquel-Chatonnet et Eric Gubel, Découvertes/Gallimard, 1998; Fernand Braudel, Les Mémoires de la Méditerranée, Editions de Fallois, 1998, Beaux-Arts magazine, Hors-série Liban, l’autre rive, 1998.