« L’Apprentissage » : P comme Patrons. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
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PATRONS
Dans la crèmerie au coin de ma rue, à Paris, au début je ne savais pas qui étaient les patrons et qui les employés : personne ne criait après ou ne rudoyait personne, personne ne parlait aux autres d’un ton méprisant ou de commandement, et tout le monde était habillé aussi proprement, les femmes maquillées et coiffées, les hommes courtois et nullement serviles. A la boulangerie, pareillement les premières fois je ne savais pas qui était la patronne, des deux femmes du même âge et également souriantes et aimables qui servaient.
Dans les pays arabes, ç’aurait été très simple : le patron aurait parlé aux employés comme on parle à des chiens dit-on chez moi, les aurait engueulés parfois, et les employés se seraient exécutés en silence. Et s’il ne leur avait pas parlé, par exemple s’il s’était tenu à la caisse alors que les employés servaient le client, alors sa corpulence, ses vêtements, comparés aux habits de ses employés qui toujours trahissent leur statut dans les pays pauvres, n’auraient laissé aucun doute sur la division du travail en ce lieu.
L’absence de démocratie dans les pays arabes, l’autoritarisme dans les relations de pouvoir, la soumission des gouvernés, se lisent déjà là, dans les premiers rapports anonymes qui régentent les individus entre eux dans une société : les rapports professionnels. Le patron a tous les droits sur ses employés, et dans les bureaux dans les pays arabes, les employés sont parfois assimilés à des domestiques : ils font le café ou le thé pour les visiteurs, l’apportent sur un plateau avec parfois des gâteaux, et sont envoyés à tout moment faire de petites courses. Ce ne sont pas tant les tâches qu’on leur demande de faire qui les placent au bas de l’échelle, car ailleurs pareillement ces fonctions sont requises – les plantons existent aussi ici – mais c’est surtout le ton avec lequel ces tâches sont demandées: un ordre, cette manière indicible de faire sentir qu’on est le maître. Et c’est surtout l’air souvent misérable et soumis des hommes ou femmes – souvent illettrés – à qui ces tâches sont demandées. Cette servilité au travail est particulièrement marquée au Moyen-Orient, et moins dans les pays du Maghreb, plus marqués par une culture professionnelle française.
En Tunisie, les employés, et pas seulement dans les garages, appellent parfois leur employeur « patron », au lieu de « Monsieur Untel». En Egypte, ils utilisent parfois la formule d’obédience que les sultans ottomans avaient imposée à leurs sujets : « Effendem » (maître), voire « Bey ». En Tunisie et au Maroc, les bonnes sont traitées de la manière la plus méprisante par les maîtresses de maison, et en littérature comme au cinéma, des auteurs frottés à d’autres manières de vivre et de traiter les autres commencent à dénoncer ces traitements d’un autre âge.
Enfant, l’une des choses qui m’avaient le plus choquée, lorsque nous retournions chez ma grand’mère à Beyrouth en été, était cette manière de traiter les bonnes, des adolescentes, voire des fillettes, qui avaient parfois notre âge. Nous n’avions plus été habitués à cette servilité en France, où même les femmes de ménage étaient traitées avec le plus grand respect : on ne les appelait pas par leur prénom comme on le fait en Orient, mais « Madame Untel », on les vouvoyait, elles n’étaient pas habillées de manière misérable, et on ne les traitait pas comme des esclaves à qui l’on peut demander n’importe quelle tâche, mais comme des employées venues passer tant de temps à faire telles choses.
Cette servilité, cette docilité, qui fonde l’autoritarisme politique, elle puise ses racines dans les relations familiales. Car en Orient le père et la mère sont tout-puissants par rapport aux enfants, qui leur doivent obéissance. En Tunisie, de nos jours encore, de nombreux amis à moi, mariés et parents eux-mêmes, n’osent pas fumer devant leur père. Mon ami Rachid a ainsi découvert, le jour du décès de son grand-père, que tous ses oncles paternels fumaient : car, le patriarche vivant, jamais ces hommes n’avaient osé fumer une cigarette devant lui. Lorsque nous nous réunissons pour les soirées d’été dans le jardin de mon amie Noura à Tunis, ses filles vont fumer en cachette dans la cuisine, car elles ne peuvent fumer devant leur père – qui sait pourtant qu’elles fument, et le l’interdit pas – mais pas devant lui. Mon amie Samia parle avec grande autorité à ses filles, pourtant diplômées et déjà mariées : « apporte-moi mon sac », « apporte-nous du thé », « va acheter de la glace », du ton avec lequel une mère en France dit à son enfant « range ta chambre » ou « mange ta soupe ». Car dans la société arabe, même adulte on reste l’enfant de ses parents, qui continuent de vous parler avec ce même ton d’autorité.
En France, depuis 1789, la devise nationale est Liberté. Egalité. Fraternité. Et non Paternité, c’est-à-dire Autoritarisme, dans les rapports sociaux. Autoritarisme qui, ne l’oublions pas, n’est pas spécifique au monde arabe, mais existait aussi en France autrefois. Qui le dit? Votre humble servante, Monseigneur – ou Madame. Réécoutez « Les Noces de Figaro » ou « Don Juan » de Mozart, pour vous remettre en mémoire les relations employeur-employé en Europe jadis…
Patron, un demi!