Après la mort de Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011, la Libye peine toujours à retrouver ses marques. L’insécurité, principale bête noire du pays, gagne du terrain. Et les tensions entre le Conseil national de transition (CNT), l’ancienne armée régulière et les milices reprennent le dessus. Plusieurs factions d’ex-rebelles ont rejeté la nomination du nouveau chef d’Etat major nommé par le CNT, le général Youssef al-Manqush, qui succède à Abdel Fatah Younès, assassiné en juillet dernier.
Les autorités libyennes tentent de rassembler toutes les milices du pays dans une armée nationale commune pour mettre un terme aux dissensions. Une ambition bien difficile à réaliser pour le moment car beaucoup d’anciens combattants refusent de déposer les armes. Saïd Haddad, chercheur au CNRS, spécialiste de la Libye, fait le point pour Afrik.com.
Afrik.com : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la nomination du nouveau chef d’Etat major a été contestée par plusieurs anciens rebelles ?
Saïd Haddad : La nomination du général Youssef al-Manqush a été rejeté par les milices car elles estiment que le Conseil national de transition (CNT) n’a pas pris en compte leurs propositions. Le chef du CNT, Mustapha Abdeljalil, leur avait demandé de lui présenter une liste avec les noms des chefs d’Etats major qu’ils souhaitaient avoir à la tête de l’armée. Ils sont en colère car Youssef al-Manqush ne figurait pas dans cette liste. Mais le Conseil militaire de la région de Cyrénaique, à l’est de la Libye, a défié le pouvoir en nommant à son tour son propre chef d’état major, Salah Salem al Obeidi. Cette situation traduit bien les incertitudes et tensions en cette période de transition. Le CNT doit prendre en compte les avis des milices et aussi celles de l’ancienne armée régulière qui a combattu en partie avec les ex-insurgés contre le régime de Kadhafi. Cette armée régulière (ndlr : les anciennes forces de Kadhafi) existe toujours. Chaque partie veut être représentée dans la nouvelle Libye.
Afrik.com : Pouvez-vous nous en dire plus sur les combats qui ont eu lieu mardi entre les anciens combattants pro-Kadhafi ?
Saïd Haddad : La situation actuelle en Libye est confuse. Les affrontements entre les milices pro-Kadhafi à Tripoli, qui ont fait quatre morts mardi, ont créé un malaise. Le CNT apparait démuni face aux milices qui semblent bien armées. Mustapha Abdeljalil a parlé d’un risque de guerre civile s’ils ne désarment pas. Le gouvernement tente de rétablir la sécurité depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi. Et le retour à l’ordre est primordial pour la Libye qui essaye de se reconstruire. Le général Youssef al-Manqush, le nouveau chef d’Etat major, qui était vice ministre de la Défense, a été nommé pour mettre sur pied une armée qui devra intégrer tous les groupes armés du pays. Pour cela, il faut que tous les milices acceptent de désarmer. Il en a fait sa priorité. Mais cela ne sera pas une mince affaire. Le CNT a d’ailleurs prévu un plan de réinsertion de 50 000 miliciens dans les forces de sécurité et dans l’armée et la réhabilitation de tous les ex-combattants qui souhaiteraient bénéficier d’une formation pour pour repartir dans la vie professionnelle.
Afrik.com : Que réclament au gouvernement de transition les milices qui refusent de désarmer ?
Saïd Haddad : Le CNT n’est pas la seule force politique de la Libye. Ces milices sont en réalités assez défiantes à l’égard du régime transitoire. Elles estiment ne pas être suffisamment représentées dans le gouvernement. Même durant le conflit contre le régime de Mouammar Kadhafi, elles n’étaient pas unies. Vous aviez les rebelles de l’est, de l’ouest etc, qui œuvraient chacun de leur côté. Toutes ces forces souhaitent aussi avoir du pouvoir au sein du CNT. Chaque région du pays veut peser dans la nouvelle Libye. Sans compter les islamistes qui ont aussi du poids dans le pays. Le véritable problème c’est le fait que les différents groupes du pays ne se sentent pas représentés dans la Libye post-Kadhafi.
Afrik.com : Depuis la mort de Mouammar Kadhafi, le CNT donne l’impression d’être une institution très instable, ne sachant pas par où commencer pour reconstruire la Libye. Quels sont ses principales difficultés ?
Saïd Haddad : Reconnu internationalement, le régime de transition est dans le tâtonnement progressif. Il prend régulièrement des mesures altérées par une série de maladresses. Le CNT pourrait aussi subir des pressions du Qatar qui a eu un rôle important durant le conflit en fournissant des armes et en formant une partie des rebelles. Le Qatar va sans doute jouer un rôle dans la formation de l’armée libyenne nouvelle. Pour lui c’est une façon de s’affirmer internationalement. D’ailleurs, le CNT était divisée sur la question, puisque l’ex-Premier ministre Mahmoud Jibril a souvent dénoncé la mainmise de l’étranger dans les affaires de la Libye. En tout les cas, il est difficile d’imaginer l’absence du Qatar dans la nouvelle Libye.
Afrik.com : La contestation est très vive à Benghazi, berceau de la révolution, contre le CNT. Que revendiquent les populations ?
Saïd Haddad : Il ya plusieurs choses à prendre en compte. Les populations en ont assez de l’insécurité qui règne dans le pays. N’oublions pas que Benghazi a été l’épicentre de la révolution contre le régime de Kadhafi. Et les populations estiment avoir été délaissées par le CNT. L’Est ne se sent pas assez représentée dans le nouveau gouvernement. Il est aussi reproché au CNT de manquer de transparence. Durant le conflit, pour des raisons de sécurité, la dissimulation de cette liste était justifiée. Mais aujourd’hui cela ne n’est plus pour les libyens. Le discours du CNT, qui prône le pardon à l’égard des ex-combattants pro-Kadhafi, est le troisième élément qui explique les protestations du peuple à son encontre. Pour les populations, ces combattants sont les principaux responsables des maux de la Libye et elles n’acceptent pas cette clémence programmée par le CNT à leur égard.
« Les Libyens naviguent dans l’impatience»
Afrik.com : Plusieurs mois après le conflit, peut-on considérer que la vie a repris son cours en Libye ?
Saïd Haddad : Oui, d’une certaine façon la vie a redémarré. Même s’il y a encore beaucoup d’interrogations. Pour le moment on ne voit pas encore le jeu des uns et des autres. Bien évidemment, le CNT a aussi ses soutiens, il n’est pas contesté par tous. Mais cette période transitoire est un entre-deux décisif. Tout se joue en ce moment et les Libyens naviguent dans l’impatience. Ils revendiquent la mise en place de la sécurité et l’arrêt de la circulation des armes. Ils réclament notamment que les anciens combattants blessés soient pris en charge, une revendication surtout vraie pour Benghazi. Ils souhaitent aussi que le gouvernement leur révèle ce qu’il va faire de l’argent du pays, des réserves et des fonds de pensions.
Afrik.com : A quand se tiendront les premières élections libyennes ?
Saïd Haddad : Le CNT a promis la tenue des premières élections huit mois après la proclamation d’un nouveau gouvernement. Il a précisé les modalités d’une future assemblée. Il devrait y avoir à peu près 200 membres élus sur les suffrages directs et indirects. Les femmes, qui ont aussi contribué à la chute du régime de Kadhafi, devraient se voir réserver seulement 10% des sièges à l’Assemblée constituante. Le CNT a également indiqué qu’il n’avait pas vocation à diriger et que ses membres ne seront pas représentés dans l’Assemblée. C’est ce qu’il a promis jusqu’ici. Maintenant il faut attendre de voir si toutes ces promesses seront tenues. En tout cas, la situation restera tendue tant qu’il n’émergera pas d’élections qui représenteront les dirigeants de chaque partie et que la machine économique ne sera pas remise en route.
Afrik.com : A bout de souffle depuis le début du conflit, l’économie libyenne est-elle entrain de se redresser ?
Saïd Haddad : L’économie semble repartir sur le plan pétrolier. Les autorités ont promis que la production du pétrole retrouvera d’ici quelques mois ses niveaux d’avant la crise. D’après le CNT, toutes les installations des infrastructures n’ont pas été atteintes durant le conflit. Actuellement les autorités libyennes tentent de récupérer les avoirs libyens à l’étranger qui s’élèvent à plus de 140 milliards de dollars. D’autant plus que la plupart des pays sont entrain de lever le gel appliqué sur ces fonds maintenant que le régime de Kadhafi est tombé. Ce qui permettra à l’économie libyenne de repartir sur de nouvelles bases.
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