Il y a des idées qui ont le don de découdre le tissu précieux d’un peuple, de flétrir la beauté des rêves les plus authentiques d’une nation, de salir et travestir la mémoire collective pendant de longues années d’errance et de tragédies cumulées.
Ces idées, telles des hydres ou la mauvaise herbe des champs sont de véritables poisons pour la culture. Elles brisent la véritable fonction de la pensée, dans l’individu comme dans la collectivité. Elles les rendent dociles à la violence arbitraire, poreux aux pensées mensongères, moutonniers et simplistes, les enfermant dans les oppositions factices de la pensée binaire : bon/méchant, autochtone/allogène, blanc/noir, français/africain, étranger/national, etc. La pensée véritable requiert pourtant le ternaire comme sa condition minimale. C’est dans les objections réfléchies à la pensée immédiate que l’aurore du vrai se lève au crépuscule des aventures tragiques.
Penser, c’est éminemment ce par quoi l’humain s’élève au-dessus de ses passions primaires, des apparences et des illusions de l’immédiat, pour entrevoir l’essentiel, sous les modalités du vrai, du beau, du juste et du bien. Penser véritablement, c’est prendre du recul par rapport à ce qui nous paraît d’emblée évident, simple, a priori valide, sécurisant même. C’est rompre avec la familiarité aveuglante des choses, des idées et des personnes, pour s’installer dans l’inquiétude de la quête du sens. La pensée critique ouvre la voie à la véritable lumière de l’esprit, celle qui rend méfiant envers soi-même et attentif à ce que dit l’Autre, dans une vigilance persévérante. Comment dès lors ne pas interroger ce que fut réellement l’idéologie de l’ivoirité défaite le 11 avril 2011 avec la capture de son plus ardent défenseur, l’ex-président Laurent Gbagbo ?
L’ivoirité : du métissage culturel à la pureté idéologique
On avait commencé par élaborer, sous la plume innocente de Niangoran Porquet dans les années 70, l’idée d’une synthèse des cultures ivoiriennes du balafon (Nord) et du Tam-Tam (Sud), sous le nom d’ivoirité. L’identité ivoirienne qu’affirmait ce concept culturel était par essence métisse, créole, faite de tous les alluvions de la diversité socioculturelle ivoirienne. Rien d’inquiétant jusque-là. Pourtant, dès les années 90, le concept d’ivoirité connaissait un rétrécissement problématique. Désormais, il désignait la différence de l’Ivoirien par opposition au non-Ivoirien, la spécificité ivoirienne.
La griotique de Niangoran Bouah, les thèses identitaires des Pierre Kipré, Niamkey Koffi, Faustin Kouamé et consorts venaient habiller le concept de la robe haineuse du chauvinisme. Le PDCI-RDA d’Henri Konan Bédié venait de franchir la ligne rouge de la fracture nationale. Mine de rien. En affirmant sa fierté d’être ivoirien, le doctrinaire de l’ivoirité ne dit manifestement rien de grave. Etre fier d’être de chez soi, quoi de plus évident si ce chez-soi est source de gratifications continuelles, de poésies flatteuses ou la mamelle nourricière d’une illusion d’être né pour dominer les autres humains ? Dans son euphorie, le doctrinaire ivoiritaire ira allègrement plus loin dans les travaux du célèbre CURDIPHE. Il soutiendra que les siens et lui-même sont des nationaux de souche multiséculaire, bien que la nation elle-même ait à peine un siècle. Et dans le tohu-bohu de sa trouvaille pressée, il en déduira que l’Etranger est son ennemi juré, que la terre entière lui envie sa patrie bénie, et que la guerre d’extirpation des envahisseurs supposés est la volonté de Dieu lui-même. C’est dans ce monde-là que je trouvais la Côte d’Ivoire de 1995, au cœur de l’instrumentalisation politicienne de l’idéologie de l’ivoirité pour barrer la voie de l’élection présidentielle ivoirienne au Dr Alassane Ouattara, mais aussi pour stopper net l’aspiration des Ivoiriens du nord à ne pas être considérés comme des citoyens de seconde zone, faits pour élire sans cesse les autres et vivre, à tout prendre, du commerce qui leur siérait si bien…On était ainsi passé d’un concept de métissage culturel à une idéologie de la pureté. Comment se séparer d’une si fascinante arme politique, si merveilleusement utilisée par le PDCI-RDA pour se maintenir en selle jusqu’à sa chute accidentelle du 24 décembre 1999 ?
Les épousailles du Général Guéi et du FPI avec le démon ivoiritaire
Quand le Général Guéi prétendit qu’il venait balayer la maison Ivoire le 24 décembre 1999, on crut entendre qu’’il venait balayer l’ivoirité. On crut volontiers que les dérives des thuriféraires chauvinistes et corrompus du régime de l’auteur des Chemins de ma vie seraient stoppées net par le courage martial de l’officier saint-cyrien. On s’était malheureusement foutu le doigt dans l’œil, jusqu’au coude. Le Général Guéi balaya tout, sauf la belle arme idéologique que lui cédait le régime Bédié. L’ivoirité n’était-elle pas une panacée pour éliminer le plus encombrant des adversaires politiques de la classe ivoirienne, le nordiste Alassane Ouattara, afin de s’imposer aisément face à un frère de l’ouest, le leader frontiste Laurent Gbagbo ? Pour une soi-disant « nationalité douteuse », le Général Guéi fit dire au magistrat Tia Koné sa fatwa anti-Ouattara, après des mois entiers d’atermoiement entre le ET et le OU, avant la constitution de juillet-août 2000. Quant à Henri Konan Bédié, enrageant de ne pas lui ravir le PDCI-RDA, le Général le démembra davantage en créant son UDPCI, tout en sommant son prédécesseur au palais présidentiel de rester sagement sur les bords de Seine sous peine de poursuites pour corruption. L’affaire était pratiquement dans le sac, le démon ivoiritaire du CURDIPHE avait trouvé un digne héritier. Pourtant, comme dans toutes les tragédies qui s’accompagnent de farces, un troisième larron guettait la chose. En embuscade grâce à l’encerclement stratégique du Général Guéi par les cadres du FPI, Laurent Gbagbo espérait de l’élection calamiteuse d’octobre 2000, un hold-up de dernière minute contre le pouvoir du Général. Il y réussit merveilleusement, en s’appuyant sur une partie de l’armée, ses militants galvanisés et l’approbation de la France socialiste. L’hélicoptère du Général Guéi l’emporta avec ses regrets dans son Gouessesso natal. Il venait de découvrir les sortilèges du Boulanger d’Abidjan. Pourtant, Guéi emporta-t-il le démon ivoiritaire dans ses bagages ? Que nenni. Reprenant l’idéologie de la pureté ivoirienne, le FPI de Laurent Gbagbo en fit résolument le rempart mental de son pouvoir. Haines et violences prospérèrent comme jamais. Les étrangers maliens, guinéens, burkinabè, nigériens, français, nigérians, sénégalais, devinrent les boucs-émissaires de tous les épisodes sécuritaires du pays. Sur le tas, on les accompagna sinistrement de tous les nordistes ivoiriens, recouverts sans vergogne de l’identité floue de Dioula. Gbagbo fit de l’ivoirité, le premier Bunker idéologique de l’histoire de Côte d’Ivoire. Pensée qui se barricade, pensée qui se ferme à l’Autre, l’ivoirité réussit alors à faire de millions d’ivoiriens, des gens qui n’y voyaient vraiment plus rien à l’histoire métissée de leur nation. Ils oublièrent que Voltaïques, Akans, Krous et Mandés étaient enracinés dans toutes les contrées ouest-africaines. Ils oublièrent que « l’homme est le remède de l’homme », selon le merveilleux proverbe Wolof.
La défaite de l’ivoirité le 11 avril 2011 : victoire assurée de la démocratie ?
Dès janvier 2001, des Ivoiriens courageux et conscients de leur destinée, dans la sueur, le sang et les larmes, ont tenté de donner la mort au régime de mort installé par le FPI sur le monceau de cadavres de Yopougon en octobre 2000. Ils ont compris que le régime Gbagbo irait plus loin que n’importe lequel des créateurs et utilisateurs de l’idéologie de l’ivoirité avant lui. Pourquoi ? Ceux qui allaient affronter décisivement le régime frontiste le 19 septembre 2002 le connaissaient de l’intérieur. De longues années de compagnonnage syndical avec Gbagbo du temps de la grande FESCI avaient suffi à convaincre Guillaume Soro et ses hommes de la perfidie, de l’entêtement et de la haine profonde de la démocratie qui présidaient à la démarche politique du fils de Mama. Le secrétaire général du MPCI était certain que venu au pouvoir par un coup d’Etat en 2000, Gbagbo, tôt ou tard ne le quitterait pas sous le diktat des urnes, mais sous la contrainte de la force armée. Il choisit cependant la meilleure manière de vaincre l’ivoirité version Gbagbo : la démocratie viendrait d’abord, ensuite la force serait à la loi, en phase avec le droit international. On ne pouvait faire mieux. La démocratie d’abord parce qu’il fallait montrer au camp de la haine que la vérité et la justice sont les meilleurs remèdes au poison des idéologies de haine. La force à la loi ensuite parce que, de toute façon, la raison du plus fort ne pouvait être la meilleure dans une terre dévouée à l’espérance, à la fraternité, à l’hospitalité et à la paix. En phase avec le droit international, car rompu à la marche du monde, Alassane Ouattara ne pouvait laisser les combattants ivoiriens de la démocratie à l’écart des grandes institutions démocratiques de ce monde. C’est l’union du courage combattant et de l’engagement technocratique ivoirien qui terrassa le dernier grand champion de l’ivoirité, Laurent Gbagbo.
L’homme qu’on vit les yeux hagards à la télévision le 11 avril, cherchant ses marques après son arrivée à l’Hôtel du Golf, n’était pas seulement l’incarnation du mal ivoirien du siècle. Sa chute était celle de la superbe faconde de l’idéologie ivoiritaire. Laurent Gbagbo avait vécu, de 2000 à 2011, du stock de haines et de rancœurs semées dans le cœur des Ivoiriens par l’idée d’une hiérarchie entre les vrais ivoiriens et les faux ivoiriens, la Côte d’Ivoire « sang pour sang » close et la Côte d’Ivoire ouverte aux vents créateurs des quatre coins du monde. Le visage en sueur, la mine défaite et perdue de Gbagbo est la mise de l’ivoirité idéologique à la peine.
L’ivoirité est-elle définitivement décédée ?
Faut-il en déduire que les causes du mal séculaire ivoirien furent définitivement extirpées avec cette défaite du 11 avril ? Je réponds par la négative à cette dernière question. Pour au moins trois raisons :
1) Les doctrinaires de l’ivoirité, au cœur des années 90, sous le régime Bédié, sont presque tous encore vivants et ils n’ont surtout pas renié, dans leur écrasante majorité, cette idéologie d’exclusion et de haine infecte. S’ils ont rentré leurs griffes, ils ne les ont pas coupées et neutralisées. De même, bien des penseurs de l’opposition frontiste continuent à revendiquer allègrement l’ivoirité, comme sève du nationalisme ivoirien.
2) Les Ivoiriens qui se sont réellement sacrifiés ou qui ont été sacrifiés lors de la lutte contre l’ivoirité ne sont pas suffisamment honorés dans la mémoire nationale. On attend encore en Côte d’Ivoire, les stèles et monuments des morts de l’ivoirité, et des combattants de la liberté qui affrontèrent l’exclusion de l’ivoirien par l’ivoirien.
3) La réunification politique de la majorité politique actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire n’est pas achevée. Pour aller vers une union politique plus parfaite, il faut que les houphouétistes, tous les houphouétistes s’accordent enfin à être, selon la belle expression du professeur Augustin Dibi Kouadio, « tout simplement amis de l’Homme ».
Une tribune internationale de Franklin Nyamsi
Professeur agrégé de philosophie, Paris, France