Et nous voici toujours dans la longue nuit qui ne finit pas. Nous attendons avec anxiété l’aube qui refuse de poindre. Pourquoi est-elle si longue à venir ? Nous entendons les ricanements des hyènes, les hululements des hiboux, et surtout les bruits des fusils, les cris de douleur et les derniers râles de nos amis, de nos frères de nos compatriotes, de gens que nous ne connaissons pas, mais qui s’en vont pour toujours. Parce que Laurent Gbagbo et ses sicaires ont voulu qu’il en soit ainsi.
Nous attendons l’aube et nous nous étonnons qu’elle soit si longue à venir. Mais il ne s’agit pas d’une aube comme les autres. C’est l’aube libératrice qui demande que l’on la lève soi-même, que l’on se batte pour la lever. L’aube qui n’apparait que lorsque l’on l’a vraiment désirée, lorsque, parfois, l’on l’a levée, au prix de la sueur, au prix du sang. Oui, nous attendons l’aube dans ces nuits fiévreuses qui nous ont tous rendus insomniaques. Et pour ne pas penser à tous ceux qui paient de leur vie, de leur liberté cette aube qui nous délivrera, j’écoute ces musiques que j’ai tant aimées, qui ont bercé mon adolescence, qui m’ont peut-être ouvert les yeux sur notre monde. J’écoute Peter Tosh en cette nuit d’insomnie. Et Peter me chante que « everybody wants to go up to heaven, but none of them wants to die.” Tout le monde veut aller au paradis, mais personne ne veut mourir, nous dit-il. Oui, nous attendons tous l’aube libératrice, cette aube qui nous délivrera de nos frayeurs, et qui nous permettra de rattraper nos rêves volés par l’hyène Gbagbo. Mais personne ne veut y mettre le prix. Et me viennent en mémoire tous ces si gentils messages téléphonés ou envoyés par internet, m’encourageant dans mon combat, me félicitant, me promettant que lorsque la victoire viendra, je ne serai point oublié. Oh, que j’en reçois ! Et que de promesses ne me fait-on pas ! Et ces autres messages, d’intellectuels, de cadres, de simples gens, me dictant ce que je devrais écrire. « Venance, il faut écrire que… », « Il faut répondre à … » Et j’ai sous les yeux ce message d’une amie, écrivaine, universitaire, beaucoup plus connue que moi dans le monde, avec qui j’ai participé à des forums, à des débats sur le combat des intellectuels africains pour l’avènement de la démocratie sur notre continent. Et ce message me disait : « Venance, je compte sur toi pour répondre à Thierno Monémembo ! » Pourquoi ne lui réponds-tu pas toi-même, Fatou ? Ne sais-tu plus écrire ? En quoi ta voix est-elle moins importante que la mienne ? Ne crois-tu pas qu’en l’ajoutant à la mienne cela fera deux voix ? Ne crois-tu pas que deux voix s’entendent encore fort plus qu’une seule ? Combien de Fatou ne m’appellent-ils pas pour me dire ce qu’il faut que j’écrive pour que l’aube arrive au galop !
Jules, Eugène, grand frère Anet, professeur Jérémie, Yacou, Mathilde, Marie Jo, chers maîtres que je ne citerai pas ici en raison de tout le respect que j’ai encore pour vous, et tous les autres, tapis dans vos coins, attendant dans votre confort douillet que l’aube se lève toute seule ! Dites-moi, votre combat pour la démocratie, votre combat contre le mensonge et l’imposture qui se jouent sous nos yeux consiste-t-il simplement à m’appeler pour me féliciter ? Vous avez perdu la parole et l’écrit ? Et me viennent à nouveau en tête, en cette nuit d’insomnie, ces mots d’un de mes vieux amis : « pour leur liberté, les Ivoiriens sont prêts à verser jusqu’à la dernière goutte du sang…des autres. » Je sais ce que tu me répondras, Fatou, ce que me répondront tous les Fatou. « Je risque de perdre mon poste, ma vie, celle de mes enfants, de mon mari, de ma femme… » Bien sûr, vous aurez raison. Comme ont raison tous ces amis, fervents supporters du président élu, qui ont parfaitement entendu son appel à la désobéissance civique, la action seule qui peut faire plier Gbagbo sans que le sang ne coule, mais qui sont tout de même allés au travail, supportant bravement les railleries de Blé Goudé sur leurs lâchetés, et m’appelant pour me demander pourquoi la liberté met autant de temps pour venir. « Venance, il faut écrire que si nous ne venons pas au travail, ils nous licencieront. Ils vérifient les présences. Et puis, il faut bien qu’on mange. » Oui, chacun de nous attend l’aube, chacun attend, à défaut du paradis promis par Alassane Ouattara, au moins la fin de l’enfer que nous fait vivre Gbagbo. Chacun de nous veut entrer au paradis, mais personne ne veut mourir. C’est plus pratique que ce soit les autres qui meurent.
Un silence assourdissant
Et en ces heures de braise, où se joue le présent et le futur de ce pays, en ces heures où les hyènes sont en train de déchiqueter ce qui restait de notre nation, où la guerre civile a déjà commencé dans l’ouest de notre pays, menaçant d’embraser tout sur son passage, aucune des voix que nous avions tant respectées, ces voix qui nous ont donné l’envie de mener ce combat pour la vérité, pour la démocratie, ne se fait plus entendre. Oh, bien sûr, chacun a son explication, qui tient forcément la route. « Je suis fatigué », « je suis vieux », « j’étais malade et Gbagbo m’a soigné » « nous vous laissons, vous jeunes, continuer le combat que nous avons commencé », « je n’ai plus l’inspiration » « j’ai trop de travail en ce moment ». Et me vient encore en mémoire, cette réflexion de Mark Twain que m’a envoyée un ami : « ceux qui veulent la liberté sans agitation sont des gens qui veulent la pluie sans orage. » Oui, nous voulons tous que la pluie promise par Ouattara vienne fertiliser nos semences. Mais surtout pas d’orage. Ça fait trop de bruit et d’éclair, et l’orage peut entraîner la foudre.
Oui, taisez-vous, chers maîtres, chers combattants de la liberté, chers démocrates. Laissez la parole aux chacals. Laissez-les abrutir le peuple pour que triomphe l’imposture. Laissez les cardinaux, les évêques, les pasteurs, les juristes et les falsificateurs aux bouches trompeuses et mielleuses ou emplies de haine assurer que Dieu avait décidé qu’il en soit ainsi. Il en sera donc ainsi puisque vous avez décidé, par vos silences, par vos compromissions, par vos complicités, par vos lâchetés, qu’il en soit ainsi. Vous savez où se trouve la vérité, cette vérité qui est que Laurent Gbagbo a perdu l’élection présidentielle de 2010. Mais vous refusez de la dire. Apprêtons-nous donc à subir encore les rires narquois de Gbagbo Laurent, de Blé Goudé, de Bro Grébé. Apprêtons-nous à ce que la nuit soit longue, longue. Oui, ils ont raison de dire qu’en face, il n’y a que du maïs. Mais ne m’appelez plus, ne m’écrivez plus s’il vous plaît. J’ai trop mal à mon pays pour supporter encore vos voix et vos mots.
En cette nuit d’insomnie, je vais aller me coucher tout de même. Je sais que, comme les nuits précédentes, le sommeil ne viendra pas de si tôt. J’attendrai l’aube, comme vous tous. En écoutant Peter Tosh, Bob Marley, Janis Joplin, mes amis Kajeem et Tiken Jah, les Beatles, et toutes ces musiques que j’aime. Je ne sais pas quand je tomberai dans les bras du sommeil. Je ne sais pas quand des rafales de mitraillettes me réveilleront en déchirant la nuit, ou peut-être mon corps. Mais quand je m’éveillerai, ma bouche ne sera plus la bouche de vos lâchetés. Elle ne sera plus la bouche destinée à manger votre piment pendant que vous mangerez votre attiéké. Et comme vous, mais sans rien céder de mes convictions, sans rien renier, et sans céder un seul pouce à Gbagbo et à ses sbires, néanmoins, je me tairai. Je me tairai. Je me tairai.
Par Venance Konan