Nourdine Tabbai expose à la Fondation Mohammed VI en octobre 2022
La peinture de Nourdine Tabbai accomplit une transformation stylistique, une mutation esthétique, en résonance avec les bouleversements du monde. L’artiste m’offre, il y a une dizaine d’années, une toile cosmique, irisée de constellations lointaines, captées au sommet d’une montagne. D’autres tableaux de la même période évoquent les énergies telluriques des sites atlastiques. Je le vois tenté par une trajectoire mystique, une vie contemplative, loin des contingences académiques.
Je le retrouve dans l’habit de professeur universitaire, promis à une jolie carrière mandarinale. La kasbah des artistes, au cœur de la Vallée des roses, victime de son succès, succombe aux sirènes touristiques. La planète bascule dans l’incertitude apocalyptique, l’épuisement sémantique, l’étiolement artistique. Les pinceaux se lamentent. Les œuvres se fragmentent.
Ce 8 septembre, jour de mon anniversaire, pendant mon séjour à Trouville-sur-Mer, Nourdine Tabbai m’envoie des images de sa prochaine exposition à la Fondation Mohammed VI. Je remonte et redescends chaque jour, en compagnie d’Elisabeth, la plage sauvage protégée par des falaises inviolables, parsemée de rochers sculptés par la mer depuis le Jurassique. Deux cents millions d’années nous contemplent. Le rivage conserve ses vitalités premières. Le corps s’insuffle instantanément d’intemporels fluides marins. Nous ramassons des silex ciselés, limés, lustrés par les vagues, des figurines anthropomorphiques, expressives, suggestives, synesthésiques, synchroniques de notre quête. Des correspondances, des superpositions de sens, avec Kelaa M’Gouna, le granit nu de l’Anti-Atlas, traversent ma pensée. La nature génère en permanence des motifs insoupçonnables. La main de l’artiste s’en imprègne.
Les tableaux de Nourdine Tabbai sont autant d’allégories de la désintégration du monde. Les bâtisses se pétrifient, se fossilisent, se métamorphosent en bunkers déboîtés. Les brasiers projettent leurs rubescences destructrices. Un sorcier ectoplasmique jette ses proies dans la fournaise. Les atmosphères s’embrasent, s’éclaboussent de cendres. Le chiffre six s’immisce comme un symbole de malheur. Les fleurs du mal se disséminent au dessus d’un marécage. Des dragons hantent les paysages. Les ruines se désertent. La ville disparaît. Un vautour plane sur mer rougeoyante.
La syntaxe plastique se fabrique une sémiotique inédite. La sémiose déroule ses ombres et ses lueurs. Les phénomènes s’estompent sous les noumènes. L’allusion supplée la figuration. Les abstractions disent l’invisible. Une peinture spasmodique, sismique, cataclysmique. Les touches se font tour à tour éraflures, craquelures, dentelures, écorchures, griffures, zébrures, mouchetures, déchirures, stigmates, cicatrices. Le sens se cherche dans la matrice. Les fondus-enchaînés se brisent, se fracassent, se dispersent, tantôt nuées ténébreuses, orageuses, tantôt figures sépulcrales, spleenétiques. Des empreintes brunes. Des taches importunes. Des présages d’infortune. Les papillons noirs se devinent. Surnagent des éclats d’architectures, des lambeaux de textures, des traces d’écritures, à peine repérables, des énigmes signalées d’une virgule. L’angoisse générale s’ausculte. Une peinture des abîmes, des précipices.
La thématique de fin du monde est évidente, récurrente. La mode distopiacore s’étale dans les rues européennes. Personne ne sort sans masque protecteur. L’effondrement se vit par anticipation. Les esprits se familiarisent avec l’épouvante. Les tenues vestimentaires s’approprient la catastrophe, pantalons cargos, doudounes épaisses, combat boots, capuches et masques à gaz. La génération Z, perfusée de numérique, d’imaginaire Matrix, se cagoule, confie son devenir à l’intelligence artificielle. La styliste Marine Serre présente sa collection dans un décor de marée noire. Le désastre se sublime. Des villes ravagées. Des arborescences saccagées. Des projets naufragés. Des silhouettes décharnées. Des sirènes hurlantes jour et nuit. Des vigiles. Des automates. Des morts-vivants dans les casemates. Le métavers sonne le glas du vieux monde. Les comportements se robotisent. Les mentalités s’accoutument au pire.
La problématique de l’apocalypse est ancienne. Le substantif grec apokalupsis signifie dévoilement. Les sources bibliques avant l’ère chrétienne, l’Exil de Babylone, les prédictions de Paul de Tarse, l’Apocalypse de Jean sont les références courantes. Le thème de la fin du monde et du Jugement dernier lancine les beaux-arts depuis le Moyen-Âge. Des peintures spectaculaires qui font toujours frémir. Le Jugement dernier, triptyque de Hans Memling, 1473. Saint-Michel pèse les âmes des morts, décide de leur sort. Les damnés sont jetés dans les flammes par des créatures monstrueuses.
Les quatre cavaliers de l’apocalypse, série de quinze gravures d’Albrecht Dürer, 1498
L’arrivée des quatre cavaliers annonce l’anéantissement. « Le pouvoir leur fut donné sur la terre pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la peste, par les bêtes sauvages » (Apocalypse de Jean). Le Jugement dernier de Michel-Ange dans la Chapelle Sextine du Vatican, 1541. Le Christ, juge impitoyable, exécute une danse funèbre, trie parmi les morts les candidats au paradis et les condamnés à l’enfer. Le Triomphe de la mort de Pieter Bruegel, 1560. Un squelette muni d’une faux précipite des humains dans une trappe surmontée d’une croix. D’autres squelettes se livrent à une pêche macabre. La Descente en enfer de Peter Paul Rubens, 1620. Des réprouvés dégringolent des hauteurs célestes dans un gouffre peuplé de démons terrifiants. Scène de déluge de Théodore Géricault, 1818. Des survivants du déluge s’accrochent à un rocher minuscule sous nitescence terrorisante. Veille d’apocalypse de Samuel Colman, 1838. L’humanité s’effondre comme un château de cartes. L’être mortel, obsédé par sa finitude, rêve depuis toujours la fin de son espèce. L’humain sombre dans le syndrome du noyé naufrageur ou s’exorcise, se talismanise, se rachète par l’art.
Les réalités cauchemardesques, les menaces nucléaires, les dérèglements climatiques, les déforestations, l’érosion des sols, la fonte des glaciers, l’accumulation des produits toxiques, les manipulations génétiques, les virus incontrôlables, les pénuries des ressources naturelles rendent plausibles les mythologies antiques. Les tableaux de Nourdine Tabbai remuent, en définitive, des questions brûlantes.
Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Livres récents : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021)