Notre Senghor


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Léopold Sédar Senghor et son épouse Collette
Léopold Sédar Senghor et son épouse Collette

Aux obsèques de Léopold Sédar Senghor, célébrées à Dakar le samedi 29 décembre 2001, la France fut représentée par Raymond Forni, Président de l’Assemblée nationale, Charles Josselin, Ministre de la Coopération et de la Francophonie, Michel Dupuch, conseiller du Président de la République, accompagnés d’Hervé Bourges, Président de l’Union internationale de la Presse francophone, et d’Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française. Nous reprenons ici l’hommage offert à Senghor par Hervé Bourges et publié à Paris par Le Journal du Dimanche.

Notre Senghor, comme peuvent le dire ses compatriotes sénégalais, dont il fut le premier président. Notre Senghor, pour les Français, dont il illustra la langue jusqu’à figurer au nombre des Immortels. Notre Senghor, pour nous tous qui avons apprécié ses qualités d’écoute et la rigueur de ses avis.

Senghor est mort. Hasard ou coïncidence, sa mort survient à un moment où sa pensée est plus que jamais actuelle. Il nous fournit les clés pour comprendre notre époque, et construire l’avenir d’un monde pluriel, tissé de croisements culturels et humains. De cet enchevêtrement de repères, Senghor nous apprend que le poète peut organiser une cathédrale intelligible. La complexité des phénomènes impose que quelques voix claires s’élèvent, qui renouent les fils de nos existences. Par sa vie, par sa langue et son exemple, Léopold Sédar Senghor est l’une de ces voix.

Il l’est pour le dernier siècle, le vingtième, qu’il a presque traversé de bout en bout : qu’on juge le chemin parcouru, entre les deux guerres, par cet enfant de Joal, sur la « petite côte » au Sud de Dakar, jusqu’au Lycée Louis-le-Grand, où il prépare avec Georges Pompidou l’Ecole normale supérieure, puis l’agrégation de grammaire, qu’il est le premier noir à réussir… D’emblée, ce qu’il fait reconnaître à cette France encore coloniale et souvent raciste, c’est l’héritage de tout son peuple.

Pas seul, bien sûr : avec Léon Damas, avec Aimé Césaire, ses amis et ses pairs. La négritude fut un concept révolutionnaire. C’était la revendication d’une reconnaissance égale de deux traditions culturelles. C’était, de la part de celui qu’avait adopté le système universitaire français, l’éclatante revendication d’une altérité nourricière. L’Africain élevé dans la langue de Descartes revendique son identité, exprimant par ce mot de négritude ce qui rend son expérience différente de toute les autres: « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène ».

Ainsi conçoit-il une oeuvre littéraire où la pensée se coule par les mots dans le secret du monde, au coeur des êtres et des choses, par une perception brute de leur réalité, débordant les cadres d’une logique occidentale souvent stérile face à la profusion de la nature et des hommes. Et l’instrument de cette explosion sensuelle et spirituelle est la langue française. Notre langue. Celle que nous partageons aujourd’hui avec les francophones du monde entier, à qui il a montré comment ils pouvaient s’en servir pour porter leur propre expérience. De son « royaume d’enfance bruissant de rêve » il a su en permanence se souvenir.

Cela s’appelle fidélité, mémoire, fierté. Senghor est passé au français sans abandon. Il y est passé en gardant les clés de ce royaume mental où il n’a pas cessé de circuler, et vers lequel il a tracé de nouvelles routes, celles d’une reconnaissance universelle. Voilà pour notre première dette à Senghor : il a été le plus ferme et entêté artisan d’une rencontre effective entre les peuples d’Europe et d’Afrique. Par sa bataille constante, il a imposé la présence de tous ses frères. Et c’était aussi, c’est toujours, un acte politique. Dans « Chaka », poème d’ Ethiopiques , dédié aux martyrs bantous d’Afrique du Sud, il dit ce besoin de liberté et d’égalité longtemps refusé : « Je voyais les peuples du sud comme une fourmilière en silence (…) Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? (…) Je dis qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression / De fraternité sans égalité. J’ai voulu tous les hommes frères ».

Et voici pour notre seconde dette : celle qui en fait un penseur du prochain siècle, le vingt-et-unième, qui s’ouvre. Dépassant en lui-même les contradictions et proposant pour tous une lecture de l’avenir, dont il importe peu qu’elle soit influencée par le catholique Teilhard de Chardin ou par la tradition humaniste des Lumières, Senghor s’est alors fait le chantre prophétique du métissage, comme source de création.

Lui-même au carrefour des différentes cultures du Sénégal, à la fois sérère et peul, français par son éducation, c’est ce dialogue, en chacun, de plusieurs appartenances qu’il salue : « Que j’entende le choeur des voix vermeilles des sang-mêlé ! » La mondialisation des échanges et des communications nous campe aujourd’hui sur des territoires partagés. Et il est d’autant plus précieux de retenir la leçon de Senghor : l’avenir est un dialogue, non un monologue. Il passe par un accueil de toutes les cultures, non par l’imposition d’une seule langue. Il réclame de chaque homme qu’il fasse l’effort d’écouter l’autre sans renoncer à ce qui fonde son identité.

Pour sa faculté d’attention à toutes les cultures, Léopold Sédar Senghor avait choisi le français : quelle leçon, à l’heure où les grands groupes de communication mijotent dans la marmite anglophone ! Face au cauchemar de la culture unique, il y a une voie vers la diversité, l’enrichissement mutuel, le respect réciproque. Senghor est cet éveilleur qui a compris plus tôt que d’autres les enjeux décisifs du prochain siècle. Il est plus urgent que jamais de le lire, de le faire lire, de le partager. Notre Senghor, à tous.

Hervé Bourges est Président de l’Union internationale de la Presse Francophone (UPF), ancien Président de RFI, TF1, France 2, France 3, et du Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA).

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