Dans les années 1960, à l’époque des premières “cités“ de la banlieue
parisienne, les femmes immigrées ont mené un discret combat pour leur
indépendance. Un documentaire rend hommage à ces trajectoires méconnues.
La fenêtre du salon de Rahma est ouverte sur la cité proprette, où des
carrés de verdure disputent leur espace vital à des immeubles pas trop
hauts. Dans cette alcôve de la Cité de l’Amitié à Bobigny, l’heure du
thé pourrait être placide et le temps pourrait s’éterniser dans le
long fleuve des conversations banales. Mais Yamina embraye rapidement : « je n’étais pas prête à être mère », lance-t-elle comme une petite bombe.
« Nos mères, nos daronnes », un documentaire de Bouchera Azzouz et
Marion Stalens qui sera diffusé le 21 avril sur France 2 dans
l’émission Infrarouge, dresse le portrait de ces femmes qui, dans les
années 60, ont quitté leur pays – l’Algérie, le Maroc, la Tunisie –
pour s’installer en France avec leur mari. Des femmes qu’on n’a
jamais entendues, restées à l’écart des grands débats sur la condition
féminine, l’avortement ou la pilule. Des anonymes qui se sont
« réveillées », tricotant patiemment leur destin. Des immigrées dont
l’énergie résonne dans le film comme un pied de nez aux jours
difficiles qu’elles ont connus.
Bouchera Azzouz avait ce sujet en tête depuis des années, certainement depuis l’époque où elle était secrétaire générale (de 2007 à 2009) du collectif féministe “Ni putes ni soumises“ contre les violences faites aux femmes dans les banlieues. « Ma référence, c’étaient les femmes de mon quartier, et tout particulièrement les ‘daronnes’, nos mères, ces héroïnes du quotidien », se souvient Bouchera Azzouz. « Beaucoup de ces femmes ont une forte personnalité et ne connaissent pas l’abnégation, elles bataillent ». Comme sa propre mère, Rahma, personnage principal
du film, qui a vécu « comme une cage » la difficulté de s’exprimer en
français, et qui peint désormais « pour écrire sur les tableaux » les
histoires de sa vie, commencée dans un petit village du Maroc où les
jeunes filles ne sortaient pas et devaient cacher leur jupe
« façon Brigitte Bardot » sous leur djellaba pour aller au cinéma en
ville.
Ces tranches de vie racontent une histoire d’émancipation, comme une
seconde naissance qui rend ces femmes aujourd’hui si gaies parce que
si libres. Passées de l’autorité du père à celle du mari – même si le
film élude volontairement les figures masculines pour centrer le sujet
sur ces vies de femmes – les daronnes ont subi les grossesses répétées « qu’on leur renvoyait comme un reproche, comme s’il s’agissait pour elles d’avoir les allocations », souligne Bouchera, et les avortements clandestins, le « péché », comme l’évoque Yamina. Elles ont connu l’adaptation à une nouvelle culture, les bidonvilles de « la misère noire » avant le HLM qui leur a semblé être « un château », l’école de la République pour leurs enfants. Cette école qui, aux yeux de Rahma qui en a été privée, restera le fantasme de sa vie.
Derrière la caméra, les deux réalisatrices accompagnent discrètement
ces daronnes sur le chemin du souvenir et des choses accomplies, où se dessine aussi l’histoire de l’immigration des années 1960-1970. Une
époque où Rahma était « la maman de tout le monde », le pilier sans
lequel, dit un jeune voisin, « la cité, elle tombe ».