En Occident, les stratégies divergent sur les voies et moyens d’améliorer la sécurité alimentaire des pays du Sud, et en particulier de l’Afrique. Un débat qui se poursuit entre bons sentiments, féroce controverse et un peu de mauvaise foi.
Difficile, dans des sociétés occidentales de plus en plus obsédées par l’immédiat, de faire comprendre la nécessité d’actions politiques à long terme. Il en est de l’aide alimentaire aux pays pauvres comme des autres champs de l’action publique en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis : l’urgence est plus ou moins bien assurée, mais les perspectives font défaut.
Ce n’est pas que les tentatives de raisonner l’aide manquent. Elles sont, au contraire, présentes à tous les niveaux : zone de solidarité prioritaire en France, réforme des programmes communautaires de l’Union européenne, projets multiples des ONG en partenariat avec les pays bénéficiaires, … Mais la coordination entre elles de toutes ces actions est pleine de lacunes, et le plan d’ensemble peine à se révéler – quand les arrière-pensées des donneurs et des « aidés », elles, n’apparaissent parfois que trop bien. Seul le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations-Unies intervient sur tous les fronts de l’aide alimentaire, le plus souvent en situation d’urgence.
L’aide alimentaire de l’Occident à l’Afrique est, à la fois, de plus en plus concentrée sur des projets précis et conditionnée au respect, par les pays récepteurs, de règles démocratiques et de « bonne gouvernance » – entendez de gestion rigoureuse de l’argent ou des denrées reçues. La France, par exemple, a défini une liste de pays entrant dans sa « zone de solidarité prioritaire ». Avantage : l’ancienne puissance coloniale a redéfini ses critères d’attribution des aides. Aux impératifs de soutien à la sphère d’influence de la « Françafrique » a succédé, au moins en partie, une évaluation plus conforme à la réalité des véritables besoins. En ce sens, on pourrait penser que la France a renoncé à employer l’arme alimentaire dans ses rapports économiques et géostratégiques avec les pays africains. Mais la situation est en réalité plus complexe.
Déstabilisation des agricultures locales
La France est le premier producteur agro-alimentaire d’Europe et le second exportateur mondial de produits de base, tels que les céréales ou les viandes non transformées. A ce titre, les lobbys de producteurs agricoles y sont très actifs dans la défense de ce qu’ils nomment – d’accord avec les gouvernements successifs de droite ou de gauche – la « vocation exportatrice » de l’agriculture française. Comme le proclamait Luc Guyau, président de la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) à la tête d’une manifestation en novembre 1999 : « Nous irons affirmer [à Seattle] notre vocation exportatrice, notre volonté de participer à l’équilibre alimentaire mondial. » Pour ce faire, les paysans français sollicitent sans désemparer l’appui de l’Etat national et de l’Union européenne. Au nom du spectre de la faim dans le monde et de la forte croissance démographique annoncée, ils exigent de pouvoir vendre leurs produits de base excédentaires aux pays en développement d’Asie ou d’Afrique, qui représentent un débouché potentiel important… mais insolvable : qu’à cela ne tienne ! L’agriculture française peut nourrir gratuitement les affamés du Sud, et les pays riches paieront.
Sans s’embarrasser de cohérence intellectuelle, les mêmes lobbys dénoncent l’attitude américaine similaire. Lors du dernier congrès de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB), son président n’a pas hésité à « dénoncer les pratiques américaines comme les crédits à l’exportation, l’aide alimentaire (…) qui sont de véritables machines de guerre et visent avant tout à priver de débouchés les pays concurrents. » L’intérêt des populations menacées de famine est ici une donnée négligeable.
Toujours en France, la Confédération paysanne dénonce, à l’inverse, « les agricultures ultra-productives de certaines zones des Etats-Unis, de l’Union européenne » qui ont, grâce à la mécanisation et à l’agrochimie, acquis une productivité qui les rend dangereuses pour les agricultures des pays pauvres. Alors que certains pays d’Afrique noire ont un potentiel reconnu en matière de produits agricoles de base à même de nourrir leurs populations, leurs paysans ne peuvent plus lutter « et les excédents de nos agricultures industrielles contribuent à déstabiliser des régions entières. Beaucoup d’émigrés africains travaillant chez nous », poursuit la Confédération paysanne, « sont d’anciens paysans n’ayant pu vivre chez eux du travail de la terre. »
Des îlots stériles de performance
Minoritaire en France – où les politiques de tous bords restent marqués par la crainte de mécontenter les agriculteurs -, cette dénonciation commence, en revanche, à s’imposer à l’échelon européen. En somme, à la vieille question de savoir s’il vaut mieux livrer de l’eau ou installer des puits, l’Union européenne répond de plus en plus souvent par le second terme de l’alternative.
La réforme initiée en 1996 et mise en oeuvre par le commissaire européen au Développement, Poul Nielson, incarne ainsi la volonté de privilégier désormais l’aide financière plutôt que l’aide en nature. La Commission de Bruxelles veut le plus possible « intervenir en amont des crises », dans le cadre d’une coopération « transectorielle » (ah, le beau jargon…) incluant la lutte contre la pauvreté des paysans, la protection de l’environnement, l’appui au secteur privé, etc. Là encore, des pays prioritaires ont été désignés. Il s’agit d’Etats « à faible revenu, à forte dépendance alimentaire et à niveau d’insécurité alimentaire élevé, et susceptibles de s’engager sur des politiques de sécurité alimentaire à long terme. » Une dizaine de pays africains sont concernés. A noter que la gestion des crises d’urgence subsiste dans ce nouveau programme. En 1999, elle a concerné notamment le Liberia, le Sierra Leone, la Somalie, le Soudan, le Rwanda et l’Angola – pour le continent noir.
Priorité à l’aide financée
L’un des écueils de la « nouvelle » aide alimentaire – d’où qu’elle vienne – est qu’elle s’attache de plus en plus à des « projets » locaux, auxquels on assigne un objectif extrêmement précis. Cette évolution est favorisée par l’intervention, de plus en plus souvent, d’une coopération « décentralisée » mise entre les mains de collectivités occidentales telles que des villes ou des régions. Elle est également liée à l’importance prise, au fil des années, par l’action directe des organisations non gouvernementales (ONG), en général cofinancées par la puissance publique. Beaucoup d’observateurs soulignent que l’efficacité renforcée de tels « projets », mais aussi les conditions financières très favorables qu’elles réservent aux travailleurs locaux, déstabilisent paradoxalement leur environnement social et humain. Il est ainsi fréquent de voir se côtoyer des fonctionnaires d’Etat sous-payés et démotivés et certains de leurs collègues qui, parce qu’ils ont été détachés sur un « projet » occidental, créent des îlots stériles de performance économique et agronomique dans un océan d’inefficacité et de misère.
L’autre écueil est malheureusement très ancien, et la rénovation des aides n’y a pas changé grand-chose. Il s’agit du risque d’utilisation de l’aide alimentaire à des fins surtout géostratégiques. Le cas le plus récent est aussi, peut-être, le plus triste ; on pense à l’Ethiopie et à l’Erythrée, puissamment soutenues par les Etats-Unis parce qu’elles sont chrétiennes et peuvent faire pièce à l’expansion du Soudan islamiste, puis brutalement abandonnées parce qu’elles se sont livrées l’une à l’autre une guerre incompréhensible pour les stratèges occidentaux.
Reste le cas du PAM, unique donateur véritablement universel. L’institution onusienne se targue d’avoir aidé 82 millions de personnes à se nourrir en 1999. Mais en dépit de sa vocation d’améliorer graduellement et durablement la sécurité alimentaire de toute la planète, le PAM consacre 70 % de ses ressources à la distribution de denrées alimentaires dans des » ituations de secours ». Le reste est consacré aux programmes de longue haleine : cantines scolaires, aide spécifique aux femmes enceintes, développement de micro-régions agricoles, etc.
Mais le reste, par définition, vient toujours après. Ce mois-ci, le cri d’alarme du PAM concerne la Corne et le Mozambique. On y meurt de faim. Demain, on mourra ailleurs : l’heure du réveil a sonné, mais qui l’a entendue ?