Double courage que celui d’une femme qui affronte à la fois la haine des islamistes et un cancer : Nadia El Fani est venue au festival de Cannes chauve, car elle est en chimiothérapie. Son documentaire Ni Allah ni maître , produit par les Français de K’ien Productions, est projeté ce 18 mai dans le cadre du marché du film, le même jour qu’un autre réalisateur tunisien, Mourad Ben Cheikh, qui bénéficie d’une séance spéciale en sélection officielle avec Plus jamais peur. Elle nous a accordé un entretien avant la projection.
Nadia El Fani est une réalisatrice tunisienne exilée en France depuis dix ans. Elle a commencé à tourner avant la «Révolution du jasmin» son documentaire Ni Allah ni maître , et l’a terminé après. Une projection, le 24 avril dernier à Tunis, en clôture du festival de documentaires, s’est déroulée dans une ambiance calme et accueillante. La réalisatrice a donné une interview a Hannibal TV, entretien qui a été repris tronqué et remonté sur Internet et a valu à Nadia El Fani d’être désignée sur le web comme la personne à faire taire : dès le 1er mai se créaient des comptes Facebook, dont « Pour qu’il y ait dix millions de crachats sur la tête de cette truie chauve » qui compte 35 000 adeptes. Elle a déposé deux plaintes pour menaces de mort, en France et en Tunisie. Et des tags portant le titre de son film fleurissent sur les murs parisiens.
Afrik : Comment est né votre film ?
Nadia El Fani : J’avais commencé à travailler sur la laïcité il y a environ un an, en interrogeant des gens en Tunisie sur leurs pratiques religieuses. Quand la révolution a commencé en janvier, j’étais en montage et je suis évidemment retournée en Tunisie pour filmer. Ni Allah ni maitre , c’est simple : « nous nous sommes débarrassés de Ben Ali, nous n’allons pas nous laisser imposer une religion ». Mon film défend la laïcité, qui est selon moi le débat central de notre révolution. C’est l’un des premiers sujets débattus après la chute de Ben Ali.
Afrik : Pourquoi ?
Nadia El Fani : Dans notre constitution, l’article premier précise que l’Islam est notre religion. Or il existe une véritable hypocrisie sociale. Il faut défendre la liberté de penser et donc d’être aussi des « laïcards » comme nous appellent les islamistes. Maintenant que nous nous apprêtons à élire notre assemblée constituante en juillet prochain, il y a deux projets de société possibles : un retour en arrière ou un départ vers la modernité. Et cette modernité passe par la laïcité.
Afrik : C’est pour cela que vous êtes devenue une cible pour les islamistes ?
Nadia El Fani : Intellectuels et artistes portent la parole libre, et deviennent la cible des islamistes : il faut comprendre qu’ils sont très organisés, ils utilisent Internet, la télévision, Facebook, et transforment les choses : ils me font passer pour quelqu’un qui veut imposer l’athéisme, or je défends simplement la liberté de penser. Le cinéaste tunisien Nouri Bouzid a quant à lui été agressé physiquement.
Afrik : Concrètement, comment agir ?
Nadia El Fani : Les pages Facebook qui appellent à la haine contre moi ne peuvent pas être fermées pour l’instant. Je reçois beaucoup de soutien de Tunisie et de France et cela me donne du courage : une page « Nous sommes tous des Nadia El Fani » a été ouverte par exemple. Je ne veux pas céder à la peur, ni me taire, ni me cacher. On s’est mis debout, pas question d’être à genoux.
Afrik : Quel est le role du cinéma ?
Nadia El Fani : Dans le film de fiction que j’ai réalisé en 2003, « Bedwin Hacker » je disais déjà que la révolution passerait par internet. Il a été acheté par la télévision tunisienne, mais jamais diffusé. Le cinéma, fiction comme documentaire, est très important, mais encore faut-il que les films soient diffusés. Plus largement, il faudrait que la télévision tunisienne diffuse tous les films qu’elle a achetés et jamais diffusés, et qui dorment sur ses étagères. Et j’aimerais que mon film soit distribué rapidement en Tunisie, en salle, avec des débats, avant les élections du 25 juillet prochain.
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