L’Institut français d’opinion publique (Ifop) a publié, en août dernier, une Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de France (1989-2009). Franck Frégosi, Directeur de recherche au CNRS, auteur de Penser l’islam dans la laïcité (Fayard, 2008), analyse pour afrik.com cette étude, où l’on voit notamment apparaître une classe moyenne musulmane. Interview.
Prière, jeûne, fréquentation des mosquées, mariages interconfessionnels, concubinage, contraception, homosexualité, divorce… Une étude publiée au mois d’août dernier par l’Institut français d’opinion publique (Ifop) passe au crible les pratiques religieuses et sociales des musulmans[[L’étude a été rélaisée à partir d’un échantillon cumulé constitué de 131 141
interviews. Le nombre exact de musulmans vivant en France est sujet à débats, les différents chiffres avancés oscillent entre 4 et 6 millions.]] de France depuis 1989. . Basée sur un cumul d’enquêtes actuelles et historiques, selon la méthode des quotas, Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de France (1989-2009) est téléchargeable gratuitement sur le site de l’Institut. Franck Frégosi, Directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions d’organisation et d’institutionnalisation de l’islam dans l’espace européen, décrypte pour afrik.com les pratiques d’une population « assez influencée par les habitudes de l’ensemble de la société ».
Afrik.com : Que nous apprend cette étude de nouveau sur les musulmans de France ?
Franck Frégosi : Cette étude est un cumulé d’enquêtes réalisées régulièrement par l’Ifop depuis1989 sur la question de la proximité religieuse d’une part, et d’autre part sur des enquêtes spécifiques sur les personnes d’origine musulmane. Cette synthèse confirme donc une série de données connues à propos de l’islam en France. On voit d’abord que la population musulmane est majoritairement implantée dans les zones urbaines et les régions à fort potentiel industriel, géographiquement à l’est d’une diagonale qui traverse l’Hexagone du Havre à Perpignan. Elle fait historiquement partie de l’immigration ouvrière, venue du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et aussi de Turquie. L’implantation de cette population correspond à l’ancien tissu industriel. En ce qui concerne son profil socio-démographique, on relève que la population musulmane est, et cela s’explique pour des raisons historiques, à majorité masculine. Ce sont d’abord des hommes qui sont venus en France dans le cadre de l’immigration ouvrière. Les femmes ne sont arrivées que plus tardivement. En ce qui concerne l’insertion sociale, on constate que cette population jeune (35% d’entre eux ont moins de 25 ans, contre 16% pour l’ensemble de la population française, ndlr) est plus fragilisée par rapport à l’ensemble des Français. Ils sont 29,5% à être inactifs, c’est-à-dire des étudiants et des jeunes sans emploi, alors que le taux est de 15,5% pour l’ensemble de la population. C’est donc à la fois une population dynamique, potentiellement en âge de travailler, l’une des composantes parmi les plus jeunes de la société, mais qui pour une grande partie encore peine à trouver des débouchés professionnels durables. Il faut que les responsables publics en prennent conscience. Par contre, en ce qui concerne les secteurs d’activité, on note une parité entre cette population et l’ensemble des Français dans les professions libérales (7,5%). On voit tout de même se dessiner les premiers contours d’une classe moyenne musulmane malgré le pourcentage élevé d’ouvriers (19%), contre 11% de professions intermédiaires et 16 % d’employés.
Afrik.com : L’étude nous montre que la pratique de la religion est beaucoup plus importante que chez les catholiques (33% des musulmans se disent « croyants et pratiquants », contre 16% pour les chrétiens), la prière quotidienne (passée de 33% en 2001 à 39% en 2007) et la fréquentation de la mosquée le vendredi ( estimée 16% en 1989, elle culmine à 23% en 2007) ont augmenté. Comment expliquez-vous ce regain de religiosité chez les musulmans de France ?
Franck Frégosi : c’est vrai qu’il y a une augmentation des indices de religiosité qui nous amène à considérer que les musulmans sont plus assidus que les catholiques. Ce qui ne veut pas dire pour autant que tous les musulmans sont devenus pratiquants ! Si l’on doit tenir compte du fait qu’il y a un regain de religiosité, on doit aussi prendre en considération le fait qu’il s’agit là du comportement d’une minorité certes importante (33%), mais qui connaît un certain effritement (-3points par rapport à 2001). Tous les musulmans de France ne se reconnaissent pas forcément dans une définition religieuse de l’islam. On constate, d’autre part, que le nombre des musulmans qui se disent « musulmans d’origine » a nettement augmenté. Il est passé de 16% en 2001 à 25% en 2007 (+9points °). Cela montre que les musulmans sont plus nombreux à marquer leur distance avec la religion. Cela montre qu’ils sont sensibles aux débats qui traversent la société française, et qu’ils peuvent parfois être sceptiques et exprimer des doutes. Les musulmans de France ont donc un rapport très contrasté avec la lettre de la religion. Et dans l’ensemble, il y a toujours plus de musulmans non pratiquants (38%, ndlr) que de musulmans pratiquants.
Afrik.com : La pratique du jeûne durant le mois de ramadan, déjà très répandue, a fortement progressé depuis 1989. Comment expliquez-vous cela ?
Franck Frégosi : Certes, le ramadan a toujours la cote, si je puis dire. 70% des musulmans interrogés disent en effet observer le jeûne. Mais il s’agit davantage d’un marqueur culturel que d’un signe de religiosité, ce n’est pas une démarche proprement religieuse. D’autre part, le ramadan est le seul moment où l’ont peut véritablement parler de communauté musulmane. C’est la période où les musulmans marquent le plus la dimension collective, communautaire de leur rapport à l’islam.
Afrik.com : En matière de mœurs, comment évaluez-vous le niveau de permissivité chez les musulmans de France ?
Franck Frégosi : On constate par exemple que la question du divorce est acceptée. 81% des musulmanes pratiquantes estiment que la femme a le droit de demander le divorce. Le fait qu’elles n’acceptent pas d’être forcément prisonnières d’une chape masculine, même si elles sont pratiquantes, montre une évolution importante des mentalités. De même s’agissant du concubinage, 44% des femmes pratiquantes interrogées ne semblent pas opposées avec le principe qu’une femme peut cohabiter avec un homme avant de se marier. Cela montre que cette population est assez influencée par les habitudes de l’ensemble de la société. En ce qui concerne le mariage avec les non-musulmans, on remarque qu’il y a autant de personnes pratiquantes qui disent qu’elles accepteraient malgré tout que leur fille épouse un homme qui ne soit pas de sa confession (27%) que de personnes qui ne l’accepteraient pas (27 %). Et encore, il s’agit là de parents pratiquants qui font la prière et qui vont à la mosquée le vendredi. 29% des pratiquantes déclarent ne pas être préoccupées par cette problématique de la disparité religieuse dans le couple. Cela montre aussi une évolution, et que les jeunes générations ont choisi de vivre avec leur temps. Finalement, ce sont là des attitudes « anormalement » normales, loin des stéréotypes habituels. On a donc là une population très jeune, réceptive aux évolutions de la société, et qui ne semble pas aussi réfractaire à l’évolution des mœurs et des pratiques matrimoniales, à l’exception toutefois de l’homosexualité largement réprouvée à 77 % chez les pratiquantes..
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