Afropop Worldwide a exploré certains des rythmes AfroLatinos peu connus et originaires de pays ayant en grande partie échappé à l’attention de la scène mondiale. Si presque tout le monde peut identifier le groove d’une salsa cubaine ou le boum d’un groupe de samba brésilienne, peu ont déjà entendu parler de la saya Bolivienne ou du candombe uruguayen. Le Producteur Marlon Bishop partage certaines expériences de ses voyages à la recherche des sons et des histoires perdus de certaines minorités noires d’Amérique latine.
J’ai passé une année à voyager en Amérique latine avec une bourse de la Fondation Thomas J. Watson, pour enregistrer et en apprendre davantage sur la musique Afro-Latino. J’ai été inspiré à faire ce voyage pendant un stage à Afropop, où j’ai commencé à réaliser que nous n’avions entendu qu’un brin de la musique et de l’histoire de l’Amérique latine noire. Les choses allaient encore plus en profondeur que nous le pensions.
Selon certaines estimations, il y a un demi-milliard de personnes ayant quelque héritage africain dans les Caraïbes et en Amérique latine. L’histoire parle rarement du commerce Espagnol des esclaves, mais les colons ont rapporté un très grand nombre d’Africains pour aider à enrichir l’Espagne. Aujourd’hui, l’histoire raciale de l’Amérique latine est compliquée et difficile à saisir pour les étrangers. Les Nations latino-américaines font souvent la promotion de l’idée de mestisaje, le métissage, comme un idéal, une culture nationale, en cachant le fait que les ressources et le pouvoir sont souvent en très grande partie concentrés dans les mains des quelques-uns ayant la peau la plus claire. Les besoins des communautés noires ont souvent été ignorés par les puissants et elles ont été laissées dans une pauvreté bien en deçà des niveaux de leurs sociétés. Jusqu’à récemment, peu de choses ont été faites pour rendre évidente la conscience noire.
Les choses changent désormais rapidement. Les organisations politiques et culturelles noires poussent comme des champignons et se mettent en place à travers le continent. Ils apprennent à se battre pour leurs droits. Plus souvent qu’autrement, la musique est une partie importante de cette lutte. De la musique marimba unique de l’Équateur au beat du candombe Uruguayen, les autres groove Afro-Latino que vous ne connaissiez pas sont extraordinaires. Beaux, hypnotisants. Pour ces communautés, la musique est aussi beaucoup plus qu’un simple divertissement. C’est le plus important outil politique et culturel qu’ils ont pour améliorer leur situation dans la société, de même qu’un lien vivant avec leur passé.
Marimba – Esmeraldas, Équateur
L’Équateur, comme la plupart des pays andins, est typiquement associé à la culture Quichwa des autochtones, aux lamas, et à la flûte de pan. Peu de gens réalisent que près de 10% des Équatoriens ont des origines africaines. La majorité de ces Afro-Équatoriens vivent sur la côte, plus précisément dans la province d’Esmeraldas, une jungle sauvage parsemée de rivières et de forêts de mangroves. Pour une bonne partie de son histoire, Esmeraldas était un territoire noir libre en quelque sorte.
La légende veut qu’un navire négrier ait subi une mutinerie et a fait naufrage près de l’actuelle Esmeraldas. Les mutins étaient menés par un Africain né en Espagne du nom d’ Alfonso Ilescas, qui épousa une femme autochtone Chachi. Au fil des ans, ils ont été rejoints par des esclaves africains provenant des mines colombiennes dans le nord, qui avaient entendu parler d’une terre vierge de toute intrusion des autorités coloniales. La géographie impénétrable de la région la rendait difficile à contrôler, et les colons comme le Gouvernement équatorien qui leur ont succédé ont été constamment contrariés dans leurs tentatives de construire des voies d’accès à la région, avant de finalement terminer une route seulement en 1950.
En conséquence, la musique d’Esmeraldas est une affaire profondément africaine. Traditionnellement, la musique de la région se joue sur des marimbas et des tambours qui pendent des poutres des « maisons de marimba » dédiées à d’importantes soirées de danse. Un joueur scande un refrain, ou la basse, tandis que l’autre improvise des phrases mélodiques d’une complexité rythmique extraordinaire. Chaque chanson de marimba se joue autour d’un tema, un thème, qui est basé sur une histoire ou un aspect de la vie quotidienne.
Le thème en question s’appelle un « Torbellino », et raconte l’histoire d’un enfant fauteur de troubles qui s’est perdu dans la forêt, et envoie sa mère à sa recherche. Il y a un chanteur principal, appelé glosador, qui compose des couplets autour de ce thème, et un trio de femmes répondent en chœur et font progresser le rythme avec des maracas.
J’ai commencé mon exploration de la marimba d’Esmeraldas par un voyage dans le nord de la province, où la modernité a à peine empiété sur les vieilles coutumes. La plupart des gens y vivent dans des villes aux maisons sur pilotis alignées sur les rivières et les mangroves. Je suis allé à Borbon visiter le joueur le plus illustre de marimba encore en vie, Papa Roncon. J’ai voyagé en tant que passager dans l’une des pirogues servant de moyen de transport dans la région. Simplement accompagné par le ronronnement constant du moteur, nous avons rapidement vogué vers la ville, dont la lueur apparaissait dans l’obscurité de la jungle épaisse.
Borbon est une ville de bois rudimentaire remplie d’églises pentecôtistes et des cabanes à quai où l’on sert du poisson badigeonné de noix de coco. Au petit matin, les berges sont animées et grouillent à cause de la circulation provenant de communautés isolées plus haut encore de la rivière, leurs canots chargés de régimes de plantains d’un vert-citron éclatant. Il n y eut aucune difficulté à trouver M. Roncon – qui est en fait la célébrité du village – et au moment où je suis arrivé chez lui, il m’attendait déjà. Il était en train de paresser dans une pièce spacieuse, torse nu et se balançant dans un hamac. Autour de lui, une douzaine de marimbas ballotant sur leurs cordes dans la brise du soir.
Papa Roncon, dont le nom se traduit en quelque chose comme « les ronflements du Grand Papa, » est un homme qui semble aussi vieux que le temps. Malgré son âge, il se déplace rapidement et avec précision, et sa parole est un râle rauque. C’est un homme incontestablement incontournable. Il dégage un sentiment sans nom, de pouvoir et de savoir. J’avais été prévenu que Papa était un grand conteur d’histoires, et bientôt la salle fit écho de sa narration lente et réfléchie, un sourire malicieux collé sur ses lèvres.
Il m’a parlé de son enfance, longtemps avant que les lumières électriques ne scintillent sur les rivières, de la manière dont il travaillait à conduire des canots sur la rivière Cayapa et comment il a appris à jouer la marimba dans un village indigène, Chachi, et qu’on lui tapait les mains avec un maillet lorsqu’il faisait une fausse note. Il m’a montré comment jouer la partie de la basse du Bambuco, l’un des thèmes les plus importants, et a esquissé un boléro paresseux sur sa guitare. Papa est gaucher et joue la guitare à l’envers, comme Jimi Hendrix. Il prétend que le diable lui est apparu une nuit et lui a appris les accords.
Plus au sud, la ville d’Esmeraldas est un monde à part, le lieu d’une modernité bruissante, et où le reggaeton grinçant est glorieux. Esmeraldas est le terminus du pipeline Trans-Équatorien qui transporte le brut amazonien vers le marché mondial. C’est aussi le point de passage des riches habitants des zones montagneuses vers les plages populaires.
Ici, Alberto Castillo et d’autres, marimberos dévoués se battent pour l’avenir du rythme de la marimba qui se meurt. Ils font marcher une école où on enseigne aux enfants, de manière rigoureuse des thématiques traditionnelles, en plus du Mozart, sur des marimbas modernes et chromatiques. Aujourd’hui, les maisons de marimbas ont depuis longtemps fermé leurs portes, incapables de survivre à l’ère du système de son salsa.
La marimba poursuit cependant son combat, son avenir reposant sur ces petits enfants qui s’exercent sur les maillets et qui jouent la marimba avec joie, alors que la ville et tout ce qui a changé résonne par les fenêtres.
Bomba, Chota- Équateur
Une autre communauté afro-équatorienne perchée au-dessus de la mer se situe à Chota, une vallée désertique aride dans les sierras andines du nord. La communauté de Chota, qui vit dans environ 30 villes rurales éparpillées partout dans la vallée, est un peuple originaire des côtes d’Esmeraldas, dont l’histoire et la culture sont totalement différentes, de même évidemment que sa musique.
Ils parlent lentement dans un Espagnol dont la prononciation est typique des habitants des montagnes, et mangent la copieuse et doucereuse nourriture des Andes. Chota se trouve dans la province d’Imbabura, célèbre pour la force des coutumes anciennes des incas.
Une petite balade sur l’autoroute Panaméricaine mène à Otovalo, le plus grand marché indigène du pays et le lieu des plus importantes célébrations de l’Inti Raymi, le festival Inca de la vénération du Soleil. En Équateur, Chota est plus connu pour sa part de lion dans la production de joueurs de football professionnel au pays. Toutefois, la vallée a retenu une attention renouvelée pour sa contagieuse bomba, une musique qui suscite un tel engouement à travers les hauts plateaux que tout le monde, des fanfares aux mariachis se voient obligés de mettre un peu de bomba dans leurs ensembles. (Notez que c’est différent de la bomba du Porto Rico, mieux connue.)
Lors de ma première nuit dans la région, le ministre de la Culture de la Municipalité a gracieusement offert de me présenter certains de ses amis musiciens de la vallée. Alors que nous descendions à Chota en partant des environs d’Ibarra, une brise chaude a subitement remplacé l’air froid des Andes et les forêts montagneuses se sont effacées pour laisser place aux collines arides et rocheuses.
Les colonies de peuplement du Chota ont été fondées par l’Ordre des Jésuites, qui ont conspiré pour tirer profit du climat semi-aride pour cultiver la canne à sucre et d’autres cultures inadaptées à la plupart des hautes terres. Ils ont emmenés des esclaves africains pour travailler la terre. Les Jésuites étaient des maitres brutaux, et l’héritage de leurs mauvais traitements reste vivant dans la vallée, où les tentatives de réforme foncière naissantes n’ont pas réussi à rendre propriétaires la plupart des familles afro-équatoriennes des terres qu’ils cultivent depuis des centaines d’années.
Nous sommes arrivés à Carpuela, une petite ville aux logements en parpaings situé en aval, et nous nous sommes arrêtés au club et dans la salle de répétition de Los Autenticos del Valle, l’un des nombreux groupes professionnels de bomba qui font des concerts à travers le pays. A l’intérieur, un groupe d’hommes était assis à jouer aux cartes dans la pièce avec une ampoule à nu. Ils ont sauté sur leurs guitares pour une session de jam improvisée à notre arrivée.
Ils ont joué les accords mélancoliques des mélodies de la bomba, tout en prenant de temps en temps à l’occasion quelques gorgées d’un aguardiente local, le doucereux rhum de Chota qui mett les buveurs les expérimentés à genoux. La Bomba est, dans un sens, dans les Amériques la musique la plus exemplaire d’un mélange de styles européens, africains et amérindiens. À la première écoute, elle semble similaire à la musique andine folklorique que les populations rurales d’ici préfèrent, et qui adapte les harmonies pentatoniques autochtones et les mélodies pour les instruments occidentaux. Écoutez attentivement les aigus de la guitare requinto, et vous entendrez les fioritures ornementales de la musique à cordes Espagnole saluée par les élites de Quiteño.
L’indubitable saveur africaine se trouve dans la section des quatre instruments de percussions, qui remixe le laborieux son andin avec un rythme effréné et fougueux, et transforme les chansons à mentalité blues d’amour perdu et de gâchis personnel en musique de danse indéniable.
La vallée est également le théâtre de grandes curiosités musicales, le « banda mocha, » un orchestre entièrement constitué d’instruments végétaux. La ville de Chalguayaco est le foyer de la dernière fanfare existante, dont les membres jouent des trompettes et des tubas fabriqués à partir de calebasses, des flûtes de roseau, des trompettes de bambou, et d’une feuille de citron repliée qui siffle comme une clarinette Klezmer.
Le résultat est une imitation tumultueuse et étonnamment juste d’un big band militaire, qui a une forte tradition en Équateur. La tradition est née à une époque où chaque village équatorien devait avoir une fanfare locale pour jouer durant les vacances, mais les conditions économiques épouvantables de Chota ont rendu l’accès à des instruments de musiques en métal impossible. L’amélioration des conditions dans la vallée se faisant, la plupart des groupes sont passés à de vrais instruments et les fanfares locales qui ont survécu ont dû faire face au ridicule des jeunes Afro-Équatoriens gênés de l’exposition par la fanfare de la pauvreté au sein de la communauté noire. La tradition est désormais à l’aube de sa mort – l’âge moyen des musiciens du groupe solitaire Chalguayaco est de 60 ans.
J’ai accompagné Los Autenticos et la fanfare Mocha lors d’un voyage pour un concert au Teatro Sucre de Quito, le sanctuaire des opéras et des ballets des classes supérieures euro-centriques. Ce fut un moment historique, un concert en l’honneur de la culture noire locale dans un lieu qui a toujours tourné le dos à tout ce qui avait le lien même le plus distant avec les afrodescendants. Les gentlemen de Banda Mocha étaient stupéfaits à leur descente d’autobus de tournée devant le théâtre étincelant.
Dans les coulisses, ils furent accueillis par les flashes et les équipes de télévision; des ethnomusicologues excités qui se questionnaient à haute voix sur la façon dont ils fabriquent leurs instruments. Alors qu’ils se baladaient sur la scène et qu’ils se mirent à jouer, des jeunes citadins à lunettes dans le public se sont levés pour chanter avec eux “ya no quiero vivir en este Carpuela … » À cet instant même, tout est devenu clair. Quelque chose était en train de changer en Équateur.