Moussa Touré, le réalisateur de Toubab Bi, est à Cannes où il présente La Pirogue. Le huis clos sur le drame de l’immigration clandestine est un des films de la section « Un Certain regard » de la 65e édition du Festival de Cannes. Le cinéaste parle de sa dernière œuvre et de ses choix artistiques avec le franc-parler qui le caractérise.
Documentaires et fictions s’alternent dans la carrière du cinéaste sénégalais Moussa Touré. Cet ancien technicien du cinéma est passé à la réalisation en 1987 en signant un court. Le succès est au rendez-vous avec Toubab Bi (1992), son premier long métrage. Moussa Touré est également à la tête d’une maison de production, Les Films du crocodile, et est le fondateur du Festival « Moussa invite ». Lancé en 2002, à Rufisque, l’évènement culturel met en avant les documentaires africains réalisés par des cinéastes du continent.
Afrik.com : La Pirogue, qui évoque le drame de l’immigration clandestine est-il une alerte, un message ?
Moussa Touré : C’est un état de fait. Tout le monde peut le prendre comme il le veut, mais c’est un état de fait. En Afrique, il nous arrive plein de choses. C’est comme si j’étais dans le Nord-Mali et que je faisais un constat sur ce qui arrive et qu’on me demande si c’est un message. Quand on a eu l’alternance au Sénégal, les jeunes avaient de l’espoir. Ce sont eux qui ont mis Wade au pouvoir. C’était les jeunes qui scandaient « Changement », « Sopi ». Dans mon pays, 52% de la population a moins de 20 ans. En 7 ans, il n’y a pas eu de changement et il y a eu un désespoir qui a fait qu’ils sont partis. Je suis né à Dakar. Cette mer que vous voyez, c’est devant chez moi. Quand vous habitez à Dakar, vous êtes obligés de voir la mer. Nous sommes tous des petits pêcheurs. Dakar, c’est une ville de pêcheurs et les pêcheurs, désespérés, ont décidé de partir. Ils ont commencé à se suicider parce que c’est un suicide ! C’est comme si je faisais du cinéma, que j’étais en Ethiopie et que je faisais un film sur la famine et qu’on me demande si c’est un message ou une alerte. C’est un état de fait.
Afrik. Com : La Pirogue est un huis clos, comme votre précédente fiction TGV (1998), qui se déroule dans un bus, ou votre documentaire 5×5. Qu’est-ce qui vous attire dans les huis clos ?
Moussa Touré : Ce que j’aime dans l’exercice, c’est tout ce que je peux développer en termes de cinématographie. J’aime la cinématographie, le langage cinématographique parce que je l’ai appris avec tous les films que j’ai fait. Je connais des grands réalisateurs comme Sembène, Johnson, Tavernier… Ce sont des gens qui font de la cinématographie. Si vous n’êtes pas bon cinématographiquement, vous n’arrivez pas à filmer un huis clos. Et puis, si on y réfléchit bien, nous, les Sénégalais en général, on est dans une famille où il y a 30 personnes. Je suis né dans une famille où on était 35 mais chacun était dans son coin, il n’y avait pas de bousculade. Quand on dort, on dort tranquille. Je reviens toujours au huis clos parce que c’est ce qui me plaît. Je suis né dans un huis clos, je sais me placer dans un huis clos et je sais filmer dans un huis clos.
Afrik.com : Vous avez tourné La Pirogue où ?
Moussa Touré : J’ai tourné sur un fleuve et la mer, à un endroit où les deux se rencontraient. C’est dangereux, mais on a tout de même tourné en mer. On faisait des allers-retours entre le fleuve et la mer.
Afrik.com : Vous avez conditionné vos acteurs afin qu’ils puissent être crédibles à l’écran quand ils expriment la peur des voyageurs embarqués dans cette pirogue. Comment avez-vous procédé ?
Moussa Touré : Je leur ai montré Master and Commander (2003) de Peter Weir qui est diamétralement opposé à ce qu’on voulait faire. Je souhaitais qu’ils se rendent compte de ce que c’est que d’être en mer. Les acteurs ont regardé le film pendant un mois à leur rythme. J’ai dit à Souleymane Seye Ndiaye qui joue Baye Laye, le commandant de la pirogue, d’observer les attitudes du commandant. La subtilité du jeu des acteurs de Master and Commander s’est communiquée peu à peu à ceux de La Pirogue, aussi aux acteurs qu’aux figurants, car c’est un jeu d’ensemble. J’avais envie de subtilités. Pendant un mois, nous avons répété. Nous avons ensuite construit la pirogue, puis nous avons pris la mer tous ensemble. Nous l’avons fait, chaque jour, pendant un mois et nous avons reproduit ce que nous avions fait pendant les répétitions. Puis, le premier jour de tournage, j’ai tout changé. Résultat : tout le monde avait peur et j’avais besoin de ça, de leurs hésitations. Les acteurs me l’ont confié après : ils faisaient des réunions chaque soir et ils se demandaient ce qu’ils allaient devenir le lendemain.
« La Pirogue » : un cauchemardesque rêve d’EuropeLa Pirogue évoque le drame de l’immigration clandestine au Sénégal. Pourquoi jeunes et moins jeunes et dans quelles conditions tentent-ils une aventure aussi périlleuse ? (…) Lire la suite. |
Afrik.com : Vous faites aussi beaucoup de documentaires…
Moussa Touré : J’adore les documentaires. J’en ai deux en cours. J’en ai fait un sur le Diola (le ferry, qui effectuait la liaison Dakar-Casamance, a fait naufrage en 2002, ndlr), mais je n’ai pas trop avancé parce que l’ancien gouvernent m’attendait au tournant. Maintenant, ils ont dégagé. Il y a un Tunisien qui m’a parlé d’un film qui s’appelle Dégage et il m’a dit qu’on devrait faire une série comme les James Bond : Dégage 1, Dégage 2… (Rires). Je suis actuellement en train de monter un film que j’ai fait sur la psychiatrie au Sénégal pendant 5 ans. Quand ma mère l’a vu, elle a commencé à pleurer. Tous les mercredis, j’ai approché des malades et ils prenaient alors la parole dans cet hôpital psychiatrique à Dakar. Le film s’intitule justement Tous les mercredis matins. C’est autre chose qu’un documentaire. Quant à ma prochaine fiction, Au sommet de la montagne, il y est question d’un peuple qu’on appelle Les Fils du caméléon et de l’histoire d’amour d’une sexagénaire. Quand on est Fils de caméléon, on a toutes les couleurs du monde sans avoir de couleur. C’est une femme qui regarde la vie avec toutes les couleurs du monde. Cela fait sept ans que je travaille sur ce projet dont le tournage devrait commencer en 2013.
Afrik.com : Le cinéma sénégalais se porte bien ?
Moussa Touré : Déjà, nous avons un ministre et puis un directeur du cinéma, c’est du jamais vu. Youssou N’Dour est un homme de culture. Pour vous dire, le dernier hôte du ministère de la Culture s’occupait des poubelles avant sa nomination.
Afrik.com : Qu’est-ce que cela représente pour vous cette sélection à « Un Certain regard » à Cannes ?
Moussa Touré : En tant que cinéaste, c’est très important. Pour l’Afrique… On me dit que je représente l’Afrique, ce que je refuse. Je représente peut-être un peuple africain, pas les dictateurs. Il faut faire le tri.