L’Egypte est toujours en colère. Vendredi, pour la quatrième journée consécutive, des milliers de manifestants inspirés par la révolte tunisienne sont descendus dans la rue pour réclamer le départ du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. Après la Tunisie, le régime égyptien va-t-il s’effondrer à son tour ? Jean-Noël Ferrié, chercheur au CNRS spécialiste de l’Egypte, nous livre son analyse.
Les violentes manifestations qui secouent l’Egypte depuis mardi ont fait au moins 13 morts et un millier d’arrestations. Elles ont été particulièrement massives dans les villes du Caire et de Suez. Les Egyptiens ont répondu à l’appel lancé via Facebook par le groupe de lutte pour la démocratie, Mouvement du 6 avril, malgré l’interdiction de manifester promulguée par le gouvernement. Ce vendredi, ils ont à nouveau défié le pouvoir. Après la chute du régime de Ben Ali, chassé du pouvoir par le peuple tunisien le 14 janvier, les Egyptiens réclament à leur tour le départ du président Hosni Moubarak. Mais pour Jean-Noël Ferrié, chercheur au CNRS spécialiste de l’Egypte interviewé jeudi, la situation entre les deux pays n’est pas comparable. Les troubles en Egypte, selon lui, n’ont pas une portée suffisante pour renverser le pouvoir.
Afrik.com : Les manifestations en Egypte peuvent-t-elles, comme en Tunisie, aboutir à la chute du président?
Jean-Noel Ferrié : Certainement pas. La Tunisie et l’Egypte sont deux pays complètement différents. Moubarak sera plus difficile à déloger du pouvoir que Ben Ali. Pour plusieurs raisons. En Tunisie, l’armée à fait défaut au chef de l’Etat. L’armée égyptienne est très fidèle au régime qui a les moyens de faire face à ce type de situation. Deuxièmement, le mouvement social en Egypte n’a pas la même importance que celle de la Tunisie. N’oublions pas que l’Egypte est un très grand pays, il en faudrait beaucoup plus pour faire tomber le régime. Quelquefois, on peut penser que la place de Moubarak à la tête du pays est illégitime. Mais il est différent de Ben Ali qui a donné l’apparence d’un prédateur pour profiter de l’argent en Tunisie. Le régime de Hosni Moubarak est très institutionnalisé, il est de ce fait beaucoup plus solide. Troisièmement, la Tunisie ne pose pas les mêmes problèmes que l’Egypte, dont la stabilité joue un rôle important dans les relations entre les occidentaux et les pays arabes. Si le régime égyptien est ébranlé, c’est l’ensemble du Proche-Orient qui sera affecté. Les conséquences d’une telle situation seraient très graves.
Afrik.com : A part la répression, le pouvoir a-t-il d’autres moyens de calmer la rue ?
Jean-Noel Ferrié : La répression lors des manifestations semble avoir été forte. Mais pour un pays comme l’Egypte, qui a une armée importante et des services de sécurité non négligeables, elle a été plutôt moyenne. Le gouvernement reste pour le moment plutôt mesuré dans la riposte pour éviter de se retrouver en mauvaise posture. Mais il est évident que si les manifestations prennent plus d’ampleur, les autorités n’hésiteront pas à être plus fermes pour maintenir l’ordre. Si le régime cédait face aux manifestants, c’est comme s’il acceptait sa défaite. Actuellement il veut éviter que d’autres groupes rallient la cause des manifestants. Mais ces troubles sociaux sont moindres, comparées à celles que le pays a connus en 1977 avant l’arrivée d’Hosni Moubarak au pouvoir en 1981, où le pouvoir a dû faire face à des dizaines de milliers de manifestants.
Afrik.com : Vous semblez minimiser ces manifestations contrairement aux médias qui leur accordent beaucoup d’ampleur. Pourquoi?
Jean-Noel Ferrié : Les médias occidentaux en parlent, car ce qui s’est passé en Tunisie suscite beaucoup d’intérêt. Mais la réalité est tout autre. Ils évoquent les évènements en Egypte de façon excessive. Je minimise cette manifestation [de jeudi] car 15 000 à 20 000 manifestants sur une population de 80 millions d’habitants, c’est très peu. Pour l’instant on ne peut pas encore parler d’un mouvement social. Il faut attendre de voir comment la situation évoluera dans les jours à venir. Le jour où les ouvriers, les fonctionnaires, toute la population sans exception descends dans la rue, là on pourra parler d’une véritable crise. Pour le moment ce n’est pas le cas. Les personnes qui ont manifesté ne supportent plus le pouvoir en place pour des raisons philosophiques. La situation de la population est extrêmement précaire. Depuis des années le régime est incapable de régler la situation. Mais il faut être prudent sur cette question. Il serait faux d’expliquer ces évènements uniquement par des raisons économiques. Si c’était le cas là, le peuple qui connait la misère sociale depuis plusieurs années aurait pu se révolter bien avant. Les manifestants ont été entraînés par la révolution tunisienne qui a suscité beaucoup d’espoir chez eux pour se débarrasser d’un régime autoritaire qui dure depuis 30 ans.
Afrik.com : La révolte populaire est-elle une aubaine pour les Frères musulmans ?
Jean-Noel Ferrié : Les troubles sociaux ne favorisent en aucun cas les Frères musulmans. Ils sont certes opposés au gouvernement mais il y a une réelle hétérogénéité entre eux et les manifestants. Les Frères musulmans pensent que cette mobilisation ne va pas aboutir. Comme ils tiennent à préserver leur mouvement, ils restent extrêmement prudents pour éviter la répression. Ils pensent que la violence ne leur est pas favorable. Ce groupe utilisait des méthodes violentes jusqu’à l’arrivée de Nasser au pouvoir, mais la force du régime l’a incité à être plus modéré, car la violence ne lui était pas favorable. Les membres de ce groupe sont issus en général de la classe moyenne. On peut même y trouver des ingénieurs où des personnes de profession libérale.
Afrik.com : Selon vous, l’absence de liberté d’expression en Egypte est-t-elle aussi importante que celle que la Tunisie a connu sous Ben Ali?
Jean-Noel Ferrié : Certes les élections sont truquées, on empêche certains d’aller voter, mais il n’y a pas une véritable carence de la liberté d’expression en Egypte. Le régime ne la réprime pas, contrairement à ce que l’on peut croire. Bien évidemment elle n’est pas équivalente à celle des pays occidentaux, mais la situation en Egypte n’est pas du tout comparable à la Tunisie. Dès son arrivée au pouvoir, Hosni Moubarak a permis à l’ensemble des partis d’opposition et aux journaux d’exprimer librement leurs opinions. C’est d’ailleurs une des raisons qui explique la longévité de son régime, qui est autoritaire mais pas extrêmement intrusif. Contrairement au régime tunisien qui surveillait constamment les moindres faits et gestes du peuple. D’ailleurs, Facebook et Twitter ont été bloqués pour empêcher les manifestants de se coordonner. C’était une tactique sécuritaire pour éviter que le mouvement prenne de l’ampleur. Mais le but n’était pas de faire entrave à la liberté d’expression, comme les médias l’ont analysé.