
Figure majeure de la pensée postcoloniale, philosophe, romancier et professeur émérite à Duke University, V.Y. Mudimbe laisse une œuvre monumentale qui a redéfini notre compréhension des savoirs africains. Retour sur un parcours intellectuel exceptionnel, entre deux continents.
Un intellectuel congolais s’éteint en exil
Le philosophe, écrivain et critique congolais Valentin-Yves Mudimbe est décédé le 22 avril 2025 en Caroline du Nord, où il vivait depuis les années 1980. Il avait 83 ans. La nouvelle a suscité une pluie d’hommages sur les réseaux sociaux et dans la presse.
Né le 8 décembre 1941 à Likasi (alors Jadotville) au Katanga, Mudimbe passe par le séminaire bénédictin avant d’abandonner la vocation sacerdotale en 1962 pour s’engager dans les études universitaires. Diplômé de Lovanium (Kinshasa) puis docteur en philosophie de l’Université catholique de Louvain (1970), il quitte le Zaïre en 1979 pour des raisons politiques et entame une carrière internationale : Haverford College, Stanford, l’École des hautes études en sciences sociales, enfin Duke University, où il restera professeur émérite jusqu’à la fin de sa vie.
Cette trajectoire académique exceptionnelle témoigne autant de son brillant intellect que des difficultés rencontrées par les penseurs critiques sous le régime mobutiste. Son exil, d’abord intellectuel puis physique, est emblématique du sort de nombreux intellectuels africains de sa génération.
Œuvres majeures : entre fiction et critique du savoir
Mudimbe laisse une bibliographie foisonnante :, des romans comme Entre les eaux, Le Bel immonde, L’Écart, Shaba Deux et des essais tels L’Odeur du père (1982), The Invention of Africa (1988), Parables and Fables (1991), The Idea of Africa (1994), On African Fault Lines (2013)…
The Invention of Africa lui vaut le Herskovits Award (1989) et place son nom au panthéon des études postcoloniales, à l’instar du rôle joué par Edward Said pour l’Orientalisme. Cet ouvrage fondamental remet en question les catégories mêmes à travers lesquelles l’Occident a construit son savoir sur l’Afrique, devenant ainsi une référence incontournable dans les universités du monde entier.
Idées et héritage : déconstruire la « bibliothèque coloniale »
Une analyse critique des savoirs sur l’Afrique. Mudimbe traque les présupposés racialisés qui structurent la production du savoir sur l’Afrique, ce qu’il appelle la « bibliothèque coloniale ». Sa démarche déconstruit méthodiquement les discours anthropologiques, historiques et philosophiques qui ont façonné l’image du continent africain dans la pensée occidentale.
En mobilisant phénoménologie, structuralisme et anthropologie, il interroge la possibilité d’un savoir africain autonome et pluriel. Son concept de « gnose africaine » explore les conditions d’émergence d’une épistémologie véritablement africaine, qui ne serait ni simple réaction à l’Occident, ni repli essentialiste.
Son œuvre nourrit un va-et-vient constant entre traditions intellectuelles africaines et canons occidentaux, ouvrant la voie à une pensée véritablement décoloniale. Mudimbe maîtrisait aussi bien la philosophie grecque que les langues africaines, les textes patristiques que l’histoire contemporaine, créant ainsi des passerelles inédites entre différents univers de pensée.
Un lien indéfectible avec l’Afrique
Bien qu’exilé, Mudimbe n’a jamais rompu avec le continent : critique acerbe des dictatures, il a inspiré plusieurs générations d’intellectuels africains, tandis que la bibliothèque universitaire de Lubumbashi porte désormais son nom. Ses romans, souvent situés dans un Zaïre imaginaire, dissèquent les failles de la modernité post-coloniale.
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Son influence dépasse largement les cercles académiques : nombreux sont les artistes, écrivains et militants qui se réclament aujourd’hui de sa pensée. En remettant l’Afrique au centre de sa propre histoire intellectuelle, Mudimbe a contribué à façonner ce que certains appellent aujourd’hui le « tournant décolonial » dans les sciences humaines.
Au-delà des hommages officiels, les réseaux sociaux congolais saluent « un baobab, une bibliothèque qui s’en va ». Les modalités des funérailles n’ont pas encore été annoncées, mais des voix plaident déjà pour un rapatriement de la dépouille afin que « l’Afrique qu’il a ré-inventée » lui rende un dernier hommage.
« À présent, la tâche revient aux survivants : continuer de désoccidentaliser le regard et d’élucider nos propres énigmes » — écrivait Mudimbe en conclusion d’On African Fault Lines. Sa disparition nous rappelle la force d’une parole qui, toute sa vie, a cherché à libérer l’imagination africaine.