Monde arabe : pourquoi l’immolation ?


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Les cas de suicide par le feu dans le monde arabe se sont multipliés depuis l’immolation du jeune chômeur tunisien Mohammed Bouaziz. Psychologues et sociologues s’efforcent de comprendre cette forme extrême de contestation sociale.

Une véritable onde de choc. Depuis la spectaculaire immolation du jeune chômeur tunisien Mohammed Bouazizi, étincelle d’une révolte sans précédent qui a fait tomber le dictateur Ben Ali, les cas de suicide par le feu dans le monde arabe, en Afrique du Nord et de l’Ouest, se sont multipliés. Les sociologues et les psychologues s’efforcent de donner du sens à cette forme extrême de contestation. Petit aperçu.

Les origines

L’image la plus célèbre d’un suicide par le feu est celle d’un bonze à Saigon qui s’est immolé le 11 juin 1963 en signe de protestation contre la répression que faisant subir le président catholique aux bouddhistes. La légende veut que durant sa combustion, il n’aurait ni bougé ni émis le moindre son, et que son cœur ait résisté aux flammes et soit conservé dans un reliquaire. Le geste de Thích Quong a été par la suite repris par d’autres bonzes et des citoyens américains. Autre exemple célèbre : le 16 août 1969, l’étudiant tchécoslovaque Jan Palach s’immole par le feu sur la place Wenceslas, à Prague, pour dénoncer l’invasion de son pays par l’Union soviétique. Un acte spectaculaire qui, comme dans le cas de Mohammed Bouazizi pour la « Révolution du Jasmin », fait de lui l’icône du printemps de Prague. Deux de ses camarades lui emboîtèrent le pas.

Pourquoi le feu ?

Si l’on cherche uniquement à se donner la mort, il existe des moyens beaucoup moins douloureux que de le faire en s’immolant par le feu. Pourquoi s’infliger de telles de souffrances ? « Il y a la volonté de marquer l’imagination de l’autre. Cela provoque chez ceux qui y assistent ou ceux qui en entendent parler un processus horrifique», analyse la psychiatre et anthropologue marocaine Rita El Khayat sur slate.fr. «C’est même plus fort que l’attentat-suicide. L’explosion est une mort rapide. Là, on passe par tous les degrés de l’horreur. C’est un mort lente ou une survie dans un état atroce ». Pour la psychologue algérienne Malika Chougar, interrogée par le Midi Libre, l’immolation représente « la mort, la destruction, la reconstruction ainsi que la renaissance. Le feu symbolise également la purification. Les Hindous utilisent le feu pour purifier leurs morts et les faire renaître ».

Un acte politique

L’immolation est-elle seulement un acte de désespérance sociale ou un nouvel outil de revendication politique ? Sociologue au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), Smaïn Laâcher penche pour la deuxième hypothèse. « Ce n’est pas seulement sa vie que l’on supprime. L’immolation est un acte d’accusation porté contre la puissance publique et son monopole par tous les puissants. C’est quand il n’y a plus d’interlocuteurs et plus de cadre légitime pour faire valoir son tort et demander réparation que la mort devient une issue possible à la répétition, sans fin du malheur. Cet acte est politique, de part en part, parce qu’il dit à sa manière, à la fois spectaculaire et radicale, l’absurdité des situations sociales », explique le chercheur sur les colonnes du journal algérien El-Watan.

Le suicide par le feu et l’islam

Les actes d’immolation qui se répandent dans les pays arabes s’inscrivent dans des sociétés à tradition musulmane où le suicide est formellement proscrit. Ils peuvent par conséquent être perçus comme une transgression majeure. Smaïn Laâcher estime pourtant qu’il ne s’agit nullement d’actes antireligieux. « Il faut être mufti ou imam pour ne rien comprendre aux transformations historiques des sociétés arabes (pour dire les choses rapidement) et en particulier, ne rien comprendre à l’apparition de nouvelles formes désespérées de protestation et d’interpellation. C’est littéralement un sacrifice de soi en vue de modifier le monde tel qu’il est. C’est ainsi que cet acte doit être compris ». Etudiante en anthropologie à l’université Paris VIII, Shayma Marion Renaud abonde dans le même sens. « Par leurs actes, ces citoyens brisent un tabou social. Aussi pour y faire face, et s’appuyant sur les origines ayant précipitées ce passage à l’acte, on commença à parler de martyre, de sacrifice ultime, réconciliant ainsi un acte individuel avec l’emprise sociale et collective. L’immolation devenant dès lors un acte au profit du grand nombre, le martyre réconcilié avec le dogme et l’esprit religieux », explique-t-elle sur le Quotidien d’Algérie.

Pour s’être immolé par le feu, le 17 décembre dernier, devant les locaux de la sous-préfecture de Sidi Bouzid, en signe de protestation contre la saisie de son étal de fruits et légumes, l’acte de Mohamed Bouazizi est non seulement devenu le symbole du soulèvement populaire en Tunisie mais il a aussi été annonciateur d’un changement du concept de « martyre » dans le monde arabe.

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