Mohammed Khadda : l’art abstrait au service de la décolonisation culturelle


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Le peintre algérien Mohammed Khadda, vers 1981
Le peintre algérien Mohammed Khadda, vers 1981

Art, identité et résistance : Mohammed Khadda (1930-1991) a révolutionné la peinture algérienne en créant un langage visuel unique qui marie abstraction moderne et signes traditionnels. Peintre engagé sans être militant, il a œuvré à une décolonisation culturelle profonde, faisant de ses toiles le lieu d’une réappropriation symbolique du patrimoine algérien. Découvrez comment cet artiste visionnaire a participé à l’émergence d’une identité visuelle authentique dans l’Algérie post-indépendance.

Figure majeure de la peinture moderne en Algérie, Mohammed Khadda (1930-1991) incarne l’émergence d’une expression artistique authentiquement algérienne dans le contexte post-colonial. Souvent classé parmi les artistes abstraits, son œuvre dépasse largement cette catégorisation réductrice pour embrasser un projet bien plus ambitieux : celui d’une décolonisation culturelle profonde, opérant au cœur même du langage pictural.

À travers une relecture inventive des formes et des signes issus du patrimoine algérien, Khadda a forgé une voie originale qui continue d’influencer la scène artistique nord-africaine contemporaine.

Un langage plastique enraciné dans l’histoire

Né à Mostaganem, Khadda grandit dans un contexte marqué par la domination coloniale française, où l’art et la culture sont dominés par les références occidentales. Très tôt, il s’intéresse à la calligraphie arabe, qu’il considère comme un héritage fondamental à réinvestir dans la modernité. Son passage en France dans les années 1950, où il fréquente l’École des Beaux-Arts et découvre les avant-gardes européennes, affine son approche : il comprend que l’abstraction peut être un vecteur d’émancipation culturelle.

Durant cette période parisienne décisive, Khadda entre en contact avec les mouvements de l’abstraction lyrique et du tachisme, tout en s’imprégnant des œuvres cubistes et expressionnistes. Sa fréquentation des ateliers de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés lui permet de dialoguer avec des artistes comme Jean Dubuffet et Pierre Soulages, dont il retient l’importance de la matière et du geste. Comme il le notait lui-même dans un entretien accordé à la revue Algérie Actualité en 1983 : « J’ai découvert que la modernité n’était pas une rupture avec les traditions, mais une manière de les questionner et de les faire revivre autrement. »

Inspiré par Paul Klee et Wassily Kandinsky, Khadda ne se contente pas de reproduire des formes européennes ; il les réinterprète en intégrant des éléments de la tradition graphique arabe et berbère. Ses compositions intègrent ainsi des signes calligraphiques déconstruits, des motifs inspirés de l’architecture et de l’artisanat algérien, devenant une forme de résistance symbolique face à l’uniformisation culturelle coloniale.

Œuvres emblématiques et démarche artistique

 

Mohamed Khadda Alphabet libre. 1954
Mohamed Khadda Alphabet libre. 1954

Parmi ses œuvres les plus significatives, « Alphabet libre » (1970) illustre parfaitement cette fusion entre abstraction et héritage calligraphique. Dans cette série de toiles, Khadda décompose les lettres arabes pour n’en garder que l’essence graphique, créant ainsi un langage visuel à la fois enraciné et universel. La succession de lignes brisées et de courbes rappelle les mouvements de la calligraphie traditionnelle tout en s’affranchissant de ses contraintes formelles.

Khadda Les Casbahs ne s'assiègent pas
Khadda Les Casbahs ne s’assiègent pas

Les Casbahs ne s’assiègent pas » (1982), quant à elle, fait référence aux architectures traditionnelles algériennes à travers un entrelacement de formes géométriques ocres et terreuses. L’œuvre devient métaphore de la résistance culturelle : comme les casbahs qui ont résisté aux invasions, la culture algérienne persiste malgré les tentatives d’effacement.

Dans « Aube Berbère » (1975), Khadda utilise des signes inspirés des tatouages et poteries berbères, qu’il intègre dans une composition abstraite aux tons bleutés. La toile évoque un paysage mental où les signes ancestraux se réinventent dans un espace contemporain.
L’engagement dans les groupements artistiques

Après l’indépendance en 1962, l’Algérie cherche à bâtir une identité culturelle propre, et Khadda s’impose comme l’un des fers de lance de cette quête. Il participe activement à la création du Groupe Aouchem en 1967, qui rassemble plusieurs artistes désireux de puiser dans les signes traditionnels algériens pour en faire un langage moderne. Ce mouvement, dont le nom signifie « tatouage » en berbère, marque une rupture avec l’art académique hérité de la colonisation et propose une approche nouvelle, où l’art devient un outil de réappropriation culturelle.

Khadda et Aouchem

Aux côtés d’artistes comme Choukri Mesli et Denis Martinez, Khadda contribue à la rédaction du manifeste d’Aouchem, qui proclame : « Nous sommes les héritiers des signes séculaires… Nous voulons restituer ces puissances de suggestion. » Ce texte fondateur affirme la nécessité de revitaliser les signes et symboles ancestraux sans tomber dans le folklore ou l’exotisme.

En parallèle, il joue un rôle fondamental dans l’organisation d’expositions collectives et la structuration du milieu artistique algérien. À travers ses écrits, notamment Éléments pour un art nouveau (1972), il théorise la nécessité d’un art qui, sans être propagandiste, soit enraciné dans les réalités du peuple algérien. Il milite ainsi pour une peinture qui dialogue avec son environnement, sans renier son ouverture aux courants universels.

Un peintre politique par la culture

Contrairement à d’autres artistes qui ont illustré directement les combats de la guerre d’indépendance, Khadda n’a pas peint de scènes militaires ou de figures révolutionnaires. Son engagement est ailleurs : dans la transmission d’un langage plastique qui redonne à l’Algérie son propre cadre de référence visuel. Cette démarche est profondément politique, car elle participe à la construction d’une mémoire collective libérée de l’imaginaire colonial.

« L’artiste n’est pas tenu de peindre des fusils pour être engagé, » affirma-t-il dans une conférence donnée à l’Université d’Alger en 1975. « Son engagement peut se manifester dans la recherche d’un langage authentique, qui soit en dialogue avec sa propre culture et son époque. » Cette vision nuancée de l’engagement artistique lui a parfois valu des critiques de la part des tenants d’un art plus explicitement militant, mais elle témoigne de sa conviction que la décolonisation devait aussi s’opérer au niveau des structures mentales et esthétiques.

La réception critique de son œuvre a évolué au fil du temps. D’abord considéré comme un artiste « difficile » par une partie du public algérien plus habitué à la figuration, Khadda a progressivement été reconnu comme un innovateur essentiel. En France, ses expositions à la Galerie Claude Bernard à Paris dans les années 1970 ont été saluées par la critique, qui y voyait un exemple réussi de synthèse entre modernité occidentale et traditions nord-africaines.

Son travail influence durablement les générations suivantes, qui voient en lui un pionnier de la fusion entre abstraction et identité culturelle. À travers ses toiles, il a montré que la modernité pouvait être réinventée en puisant dans les racines propres à chaque peuple, faisant ainsi de son œuvre un manifeste silencieux mais puissant pour l’émancipation artistique et culturelle.

Khadda dans le contexte postcolonial global

L’approche de Khadda trouve des échos chez d’autres artistes du monde postcolonial, notamment Ibrahim El-Salahi au Soudan, Shakir Hassan Al Said en Irak, ou encore Jamil Naqsh au Pakistan. Tous ces artistes ont en commun d’avoir cherché à réinventer le langage de la modernité à partir de leurs propres traditions calligraphiques et visuelles. Ce que l’historien de l’art Nada Shabout a appelé « modernisme islamique » constitue un courant majeur dans lequel l’œuvre de Khadda s’inscrit pleinement.

Ce dialogue entre modernité et tradition, Khadda l’a toujours voulu bidirectionnel : non pas un simple emprunt de formes modernes occidentales, mais une contribution originale au langage de l’art contemporain mondial. Comme l’a noté le critique d’art Jean Sénac : « Khadda ne se contente pas d’algérianiser l’abstraction, il universalise les signes algériens. »

Aujourd’hui encore, Mohammed Khadda est reconnu comme un maître de la peinture algérienne. Ses œuvres sont exposées dans plusieurs musées et collections, dont le Musée National des Beaux-Arts d’Alger et le Centre Pompidou à Paris.

Un artiste de référence

Parmi les artistes contemporains qui reconnaissent explicitement sa dette envers Khadda, on peut citer Rachid Koraïchi, dont le travail sur les signes et la calligraphie prolonge les recherches de son aîné. La jeune génération d’artistes algériens comme Amina Zoubir ou Driss Ouadahi, bien que travaillant avec des médiums différents, s’inscrit également dans cette quête d’un langage visuel décolonisé initiée par Khadda.

La Fondation Khadda, créée par sa famille, œuvre également à la préservation et à la diffusion de son travail, notamment auprès des jeunes générations. Son héritage rappelle que l’art n’est jamais neutre : il est un outil de construction identitaire et un moyen de revendiquer une souveraineté culturelle.

Masque Africamaat
Kofi Ndale, un nom qui évoque la richesse des traditions africaines. Spécialiste de l'histoire et l'économie de l'Afrique sub-saharienne
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