D’Haïti en Algérie, en passant par les pays d’Afrique subsaharienne et Madagascar, évoquer la colonisation
c’est sans conteste ouvrir une page hautement sensible et controversée de l’histoire de ces peuples.
Même si la majorité des populations de ces pays -aujourd’hui essentiellement jeunes- n’ont pas elles-mêmes été témoins de ces événements, toute référence à cette période ponctuée d’épisodes sanglants et tragiques fait écho à un présent qui peine encore à trouver des voies de pacification durable, ce qui explique en partie la nature de leurs rapports complexes, et parfois complexés, avec la France, et plus largement avec l’Occident.
Alors que la France s’engage chaque jour un peu plus activement en faveur de la justice internationale et de la lutte contre l’impunité, alors que l’expérience de Vichy lors de la seconde guerre mondiale a plus ou moins fait l’objet de procédures ou du moins d’une reconnaissance de la responsabilité de l’Etat, les crimes commis durant la décolonisation demeurent tabou. Or Il n’y a point de paix durable sans justice, et la justice requiert de la réconciliation, étape essentielle dans la normalisation durable des relations humaines.
De toutes les puissances coloniales présentes en Afrique jusqu’aux indépendances, la France est reconnue pour avoir conduit le processus de décolonisation le plus sanglant vis-à-vis des peuples colonisés et en particulier des
leaders nationalistes. Au sein de ces peuples, il demeure comme une vague croyance que les dirigeants français d’alors et d’aujourd’hui portent une lourde responsabilité historique partagée avec leurs successeurs locaux.
La période de 1940 à 1970 reste ainsi une sorte de trou noir dans l’histoire de ces pays tant elle évoque, sans mémoire réelle, des événements douloureux : main-basse sur les ressources naturelles locales, réduction aux travaux forcés, répression contre les peuples réclamant l’indépendance, assassinats ciblés ou massifs, tortures et mauvais traitements, extermination de villages entiers pour mater les rébellions, certains soutiennent même la thèse de génocides perpétrés dans certains pays pour anéantir les tribus particulièrement récalcitrantes.
Estimé à plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de tués, sans oublier les traitements dégradants, les peines d’emprisonnements et les déracinements culturels, le tribut payé par les résistants et les défenseurs
du droit à l’autodétermination est lourd en drames humains, sociaux et culturels. Au-delà de la guerre des
mémoires que se livrent régulièrement des historiens plus ou moins passionnés, on peut s’accorder sur le fait
que la période de la colonisation-décolonisation demeure pour la France et les anciennes colonies une plaie non cicatrisée, faute de soins en profondeur. Est-il pertinent que ces soins viennent des Etats, du prétoire ou des historiens ? En tout état de cause, au nom du respect de la dignité humaine, traquer l’impunité est un impératif moral, que les crimes aient été commis par la France ou par les anciens colonisés eux-mêmes. L’enjeu repose plutôt sur le calendrier et le procédé, qui eux, dépendent à la fois de conditions sociologiques, politiques
et économiques internes des deux côtés. Ici et là, alors que les acteurs d’alors disparaissent les uns après les autres, et que cette période de tensions menée sur fond de guerre froide cherche encore désespérément dans le patrimoine historique des différentes nations une place définitive, les langues se délient, les faits commencent à faire corps, et l’horizon d’un dénouement se rapproche inexorablement.
Les faits demeurent globalement peu documentés car souvent avec la complicité des dirigeants locaux installés après les indépendances, les preuves ont été systématiquement détruites ou rapatriées en France. Alors, il ne
faut pas attendre de la France qu’elle ouvre d’elle-même ces dossiers souvent à charge. Il s’agira davantage d’une démarche des peuples des ex-colonies que d’une volonté unilatérale française de repentance, et il est démontré que la France n’était pas seule responsable des crimes. Il convient de ne pas perdre de vue qu’une fois aux commandes, les premiers Présidents Africains ont constamment sollicité d’eux-mêmes la France pour
obtenir des appuis multiformes notamment militaires, pour faire face à des affrontements internes souvent
armées mêlant tribus et partis locaux pour le contrôle du pouvoir. Par ailleurs, dans les années 60, on se trouve en pleine guerre froide, contexte qui a vu diverses puissances étrangères occidentales ou de l’Est s’engager selon les cas aux côtés des leaders locaux au pouvoir ou des rebelles.
Les responsabilités sont donc lourdes, souvent partagées et parfois diffuses. Aujourd’hui, dans les pays africains, les tensions entre les différentes tribus sont encore apparentes. Lumière n’a pas encore été faite en interne sur ces trahisons, alliances et liaisons coupables, et tant que les peuples ne seront pas prêts à ouvrir par eux-mêmes
les pages de leur histoire commune et de dialoguer sereinement avec elle, les unités nationales resteront en sursis. Les accusations fréquentes de tribalisme en Afrique témoignent des frictions naturelles entre cultures différentes engagées dans la difficile aventure de la construction d’une nation, mais elles sont aussi la partie apparente de l’iceberg des ressentiments profonds qui trouvent leurs racines dans ces luttes historiques fratricides de la période de décolonisation où ont pu s’installer des rancœurs mutuelles plus ou moins latentes.
Le génocide de 1994 au Rwanda est venu démontrer le potentiel explosif de ces ressentiments quand on se
rassure de l’illusion que le temps et les décrets finiront par en avoir raison. Il est essentiel, pour une paix durable, que des mots soient posés sur ces maux, afin de désamorcer les tensions. C’est même une des conditions de la croyance en l’appartenance à une même nation qui, en diluant les hostilités intercommunautaires, fédère durablement les préférences tribales actuelles. Chaque pays s’y engagera quand le corps social sera prêt à assumer lui-même ce défi national de manière apaisée.
En tout état de cause, les crimes de la décolonisation ne resteront pas impunis, ils seront documentés, reconnus, et réparés, à l’issue d’un processus plus ou moins long de maturation des esprits dans ces pays, mais aussi en France. Ces questions deviendront d’actualité lorsque : i) la génération des dirigeants locaux qui ont succédé à
la France, et les décideurs français d’alors, aura quitté les arènes politiques ; ii) la conscience citoyenne se sera suffisamment développée dans les anciennes colonies au point d’armer les citoyens de moyens de dialoguer sans complexe avec leur histoire, d’abord à l’intérieur des pays, puis avec les partenaires historiques dont la France ;
iii) les anciennes colonies auront significativement réduit leur dépendance économique vis-à-vis de la France.
Connaître ce passé chargé et complexe passera davantage par de patientes initiatives citoyennes, académiques, scientifiques, cinématographiques ou artistiques, et en tout cas pas par le prétoire avec accusés et plaignants.
A l’image du film « Indigènes » qui a contribué à rendre tangible la responsabilité historique de la France vis-à-vis des anciens combattants, des travaux de recherche de plus en plus nombreux et édifiants permettront de
reconstituer ce patrimoine historique commun en parallèle avec la maturation des esprits en faveur de la justice et d’une paix durable. Cette exigence de transparence sur les patrimoines mémoriels est une condition de la constitution des identités nationales dans les anciennes colonies, et même en France. C’est plus globalement,
un impératif pour la préservation de l’une de ces valeurs majeures qu’on peut considérer comme universelle : la dignité humaine.
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