Troisième étape du Tour de cette mer proposé par les éditions Maisonneuve & Larose, réfléchissant « aux représentations de la Méditerranée », par les regards croisés des peuples qui l’entourent : l’Egypte, dont la manière de voir est exprimée par deux contemporains, le premier poète, critique, romancier, le second historien, professeur au Caire, Edouard Al-Kharrat et Mohamed Afifi.
Le regard de l’Egypte sur la Méditerranée est comme le regard de l’Egypte sur toutes choses : il est d’abord pénétré de l’importance de l’Egypte, source historique, berceau de civilisation, creuset d’une identité forte et fière. La Méditerranée est vécue en Egypte comme l’espace d’un rayonnement possible, d’une expansion intellectuelle ou culturelle, d’une tradition prenant sa source et sa racine dans l’extraordinaire dynamisme de la civilisation pharaonique, puis helléno-alexandrine…
Dès lors l’ensemble des sociétés et des héritages méditerranéens deviennent des ramures plus ou moins achevées, plus ou moins florissantes, plus ou moins diversifiées, du même tronc commun initial, dont les racines sont en Grèce, dans le monde latin, mais avant tout en Egypte. ON pourrait dire ironiquement que la mer du milieu est alors le bassin naturel où le Nil se déverse, pour en féconder toutes les rives… Et c’est donc encore une toute autre vision de la Méditerranée qui découle de cette perception à la fois historique, géographique et mythique !
En un mot, la Méditerranée n’est pas pour l’Egypte une source d’influences extérieures, mais une des dimensions fondamentales de sa propre identité. Et c’est ainsi que la vit le grand écrivain et penseur Taha Hussein, inspirateur des structures éducatives égyptiennes dans les années 1920-1930, et l’un des pères du courant » méditerranéiste » : « Si nous devons déterminer les caractéristiques de la mentalité égyptienne, nous constaterons que ce sont celles des peuples qui ont vécu autour de la mer des Roum »… « Il n’existe pas de différence de mentalité ou de culture entre les peuples qui ont vécu autour de la mer des Roum et qui en ont été influencés. Ce sont les circonstances politiques et économiques qui différencient le peuple de ce littoral du peuple d’un autre littoral… » (L’avenir de la culture en Egypte, Le Caire, 1938). De même Salama Moussa, s’interrogeant à la fin des années 1920 sur l’identité de l’Egypte écrivait dans son livre Aujourd’hui et demain : « Si nous aimons prendre la voie de l’Europe, ce n’est pas seulement parce que nous sommes liés aux Européens par des liens de sang et d’origine, mais parce que notre culture est liée à leur culture depuis l’ère de l’Ecole d’Alexandrie et de l’Académie d’Athènes… »
Ce qu’Hussein Moênes, spécialiste de l’histoire de l’Andalousie, exprime à sa manière en 1973, dans « L’Egypte et sa mission « : « Lorsque nous disons que nous sommes des Orientaux, c’est une position politique dictée par les événements de l’histoire et les circonstances de la politique internationale actuelle… Si nous sommes nés Africains, nous avons vécus en tant que riverains. Puisqu’il en est ainsi, nous avons un rôle dans cette mer avec laquelle s’accomplit notre existence et se redressent notre entité et la balance de notre vie ». La Méditerranée est indissociable de l’identité égyptienne et elle fait de l’Egypte la cousine de toutes les puissances qui se partagent ses rivages.
Tentations hégémoniques
Cette réalité profonde de la culture égyptienne, qui se vit comme pré-islamique et même pré-chrétienne, et échappe ainsi aux oppositions simplificatrices nées des revendications de l’unité musulmane ou panarabe, est évidemment fortement contestée, en Egypte même, par les deux courants du nassérisme (attaché au thème de la » Nation arabe « ) et de l’islamisme (attaché à l’idée d’une nation fondamentalement musulmane). Et Mohamed Afifi met ainsi bien en évidence la mise sous le boisseau, dans l’idéologie officielle de l’Egypte sous Nasser, et dans une moindre mesure avec ses successeurs, de la dimension méditerranéenne d’un pays que ses dimensions « orientales » et « islamiques » permettent plus facilement de dresser contre les tentations hégémoniques de la diplomatie occidentale.
Que reste-t-il alors au poète qu’est Edouard Al-Kharrat, sinon la part du rêve, et un imaginaire peuplé des femmes de la Méditerranée ? « Le mythe de la Méditerranée, pour moi, est personnel et même intime, et tout ensemble, il se trouve issu d’un passé très ancien toujours vivant, constitué par l’héritage égyptien, hellénique, anté-islamique, où Sindbad parcourt les flots des contes… »
Souvenirs enfantins aussi des bains de mer pris par ses parents, chaque matin, pendant lesquels il les attendait sagement sur la plage, « les serviettes de bain sur les bras ». Souvenirs tout au long de sa vie ensuite des visages et des corps qui passent tous, à un moment ou à un autre, sur fond de mer alexandrine… Et soudain le sens est là, tout vif : la Méditerranée, c’est au plus profond de l’âme de l’Egyptien, la perception du temps, de la fatalité, de la perte de ce qui fut et qui ne sera plus : « Les vagues du temps se sont jetées sur des statues aujourd’hui informes et immobiles, abritées derrière le silence et l’oubli… Il n’y a pas de rémission à la cruauté du monde, sur ces rivages, et sur tous les rivages de la vie, cruauté définitive et absolue, que rien ne compense ni n’explique… »
Mais cette dernière notation donne aussi au poète et critique clairvoyant qu’est Edouard Al-Kharrat le mot de la fin, et il offre au détour d’une phrase la meilleure définition de la « méditerranéité » égyptienne : « Aussi bien cette cruauté, qui est un des traits de cet espace méditerranéen, comme elle est un trait de la vie en général, ne va-t-elle pas sans un vitalité puissante et toujours renouvelée, qui s’abreuve tout à la fois aux sources archéologiques et à la modernité contemporaine, une vitalité nourrie d’anciennes cultures qui, dans leur diversité, constituent une identité que sa pluralité même, parfois contradictoire, empêche d’être monolithique. » Comment mieux dire la fécondité, toujours neuve, de la Méditerranée au contact de l’âme de l’Egypte ?
Commander le livre : Edouard Al-Kharrat et Mohamed Afifi, La Méditerranée égyptienne, Maisonneuve & Larose, 2000.