Près de 10 000 personnes ont manifesté mardi sur la place de l’Obélisque à l’appel du mouvement citoyen du M23 suite à la décision du Conseil Constitutionnel d’autoriser le président Abdoulaye Wade à briguer un troisième mandat. A l’approche de la présidentielle du 26 février, le pays pourrait bien basculer dans la violence. Mbay Diouf analyse la situation pour Afrik.com.
Agé de 60 ans, Mbay Diouf, anthropologue sénégalais et ancien journaliste du journal Africa International, a fréquenté Abdoulaye Wade dans les années 70. Il a participé à la mise en place du Parti démocratique sénégalais (PDS) qu’il a quitté après avoir compris que « Wade n’avait pas la carrure d’un chef d’Etat ». Secrétaire général de l’Assemblée des Sénégalais de l’extérieur (ASE), Mbaye Diouf vit en France depuis de nombreuses années.
Afrik.com : La mobilisation du M23 contre un troisième mandat d’Abdoulaye Wade sera-t-elle suffisante pour le faire changer d’avis ?
Mbay Diouf : Seule une mobilisation massive dans la durée pourra faire changer d’avis Wade. Pour cela, il faut que les citoyens envahissent la Place de l’Obélisque pour en faire le lieu symbolique de la subversion de la candidature de Wade. Et par la suite, tisser un réseau de sympathie et de solidarité avec les quartiers, notamment populaires, en ciblant particulièrement les jeunes et les femmes qui constituent les couches les plus déterminées. Après quoi il convient de répliquer une telle dynamique dans l’ensemble des villes du pays : Kaolack, Thiès, Saint-Louis, Tamba, Ziguinchor, Diourbel… Un peu à l’exemple de ce que les Egyptiens ont fait de la place Tahrir. Ce faisant, ils vont « institutionnaliser » leur révolte et leur lutte contre la candidature de Wade et son projet de dévolution monarchique du pouvoir à son fils.
Afrik.com : Jusqu’ici, les régions ont très peu fait entendre leurs voix dans la contestation contre la candidature du chef d’Etat. Pourquoi ?
Mbay Diouf : Je ne suis pas de cet avis. Le mouvement de contestation est présent dans tout le pays. Et de manière concrète aussi bien à Kaolack qu’ailleurs. La preuve, à Podor, dans le Nord, il y a eu deux morts lors des manifestations. Le véritable problème que le mouvement doit rapidement résoudre, c’est celui de son organisation, de sa démultiplication et de sa coordination dans le pays. Et tout ceci dans une unité indéfectible de toutes les forces vives du pays : société civile, jeunes, femmes, partis politiques, personnalités indépendantes, etc. N’oublions jamais une chose : Wade ne comprend que le rapport de force sur le terrain. Sa défaite ne dépendra que de la mobilisation soutenue des Sénégalais.
Afrik.com : La violence selon-vous est-t-elle légitime si Wade refuse d’entendre raison malgré la mobilisation pacifique ?
Mbay Diouf : Bien sûr, la violence n’est jamais la meilleure option dans une démocratie. A ce titre, on ne peut pas la légitimer. Cependant, j’ai toujours pensé que les Sénégalais préféraient une solution démocratique pour envoyer Wade à la retraite politique. Contrairement aux solutions violentes que nous avons connues dans les différents cas du « Printemps arabe ». Donc s’ils devaient finalement opter pour la solution violente, il est important de souligner que ce serait principalement du fait du forcing et de l’entêtement de Wade à se maintenir coûte que coûte à la tête du pays. D’autant que personne n’est dupe sur le fait que si Wade brave aujourd’hui aussi bien l’opinion publique sénégalaise qu’internationale, ce n’est pas pour perdre l’élection présidentielle. Et s’il la « gagne », c’est uniquement pour « chauffer la place » à son dauphin, pavant ainsi la voie à son vieux rêve de faire régner son camp aussi longtemps que l’ancien régime politique a régné, à savoir quarante ans.
Afrik.com : Certains pensent qu’il est préférable que Wade reste au pouvoir pour éviter que le Sénégal bascule dans le chaos suite aux manifestations. Qu’en pensez-vous?
Mbay Diouf : Pourquoi le peuple sénégalais devrait-il accepter un tel chantage ? Mieux, accepter un tel chantage ne garantira nullement la paix. Bien au contraire, ce serait le meilleur moyen d’instaurer le pays dans une situation d’instabilité politique durable. Parce que justement la source de cette instabilité n’est autre que Wade. Donc la paix durable passe par son départ, comme la Constitution le lui recommande juridiquement au terme des deux mandats qu’il a effectués à la tête du pays. Nous ne pouvons pas sacrifier une œuvre collective bâtie sur la longue durée comme le processus de démocratisation de notre société pour les beaux yeux d’un seul citoyen, fut-il Wade.
Afrik.com : D’autres sont déçus par l’opposition et se demandent qui pourrait bien remplacer Wade s’il n’est plus au pouvoir ? Etes-vous du même avis ?
Mbay Diouf : Est-ce que les autres candidats ont la solution ? Je ne pense pas. Parce qu’aucun d’entre eux n’a une vision politique forte de nature à régler les principaux marqueurs socio-économiques (l’autosuffisance alimentaire, la santé publique et l’éducation nationale) auxquels est confronté le Sénégal en particulier à l’instar de l’Afrique post-coloniale. Et par-là même sortir le pays du sous-développement endémique dans lequel il végète depuis un demi-siècle. Aucun d’entre eux ne remet en cause le modèle étatique prédateur qui est la matrice du système corruptif quasi institutionnalisé dont tous les candidats actuels ayant déjà été aux affaires étatiques ont largement profité et sont encore prêts à profiter une fois revenus au pouvoir. Aucun d’entre eux n’est habité par une conviction clairement exprimée de mettre fin à la conception dynastique du pouvoir d’Etat. Voyez-vous, le problème de l’Afrique en général et du Sénégal en particulier, c’est de clore définitivement le cycle post-colonial afin de refonder les conditions d’un développement durable endogène. Pour cela, il nous faut des hommes d’Etat et non des hommes politiques qui ne sont que des « chercheurs de pouvoir » prédateurs. A défaut d’hommes d’Etat de la trempe de l’ancien Président du Conseil Mamadou Dia, il nous faut construire des dynamiques unitaires inclusives qui permettent de mettre en place des équipes politiques citoyennes à même de mener à terme correctement le travail de rupture politique et de refondation républicaine. Je pense qu’il existe une ambiguïté sur l’alternance démocratique de 2000 qu’il convient de lever. Le Sénégal a confondu l’alternance et l’alternative. Or, Wade a été le président de l’alternance, mais non l’alternative dans le pays. L’alternance de 2000 participe du cycle post-colonial qu’il convient de clore. Tout comme l’élite politique sénégalaise actuelle et les différents candidats actuels des partis politiques ou de la société civile, par leur posture et leur mimétisme politique traditionnel participent également du même cycle. De ce point de vue, ils ne constituent nullement des solutions alternatives réelles, mais plutôt des avatars du système actuel.
Afrik.com : Que pensez-vous de la décision du Conseil Constitutionnel ?
Mbay Diouf : Il s’agit, incontestablement, d’une décision politique et non juridique. Parce que sur le plan juridique, la « chose » avait déjà été jugée par le promoteur même de la Constitution, à savoir Abdoulaye Wade en personne au lendemain de sa réélection en 2007. En effet, lui-même déclarait, au cours d’une interview télévisée (dont les archives sont disponibles) que justement il ne pouvait plus se représenter en indiquant clairement qu’il a bloqué le nombre de ses mandats à deux dans l’actuelle Constitution qu’il a lui-même fait modifier.
La seule nouveauté, c’est qu’entretemps il a été rattrapé par ses propres travers qui lui ont fait toujours pratiquer la politique de « terre brûlée » en « cannibalisant » ses successeurs potentiels. Aussi, s’est-il retrouvé pris dans son propre piège d’autant que le seul pressenti caché jusqu’alors, son propre fils, s’est révélé un nain politique qui n’a même pas pu être élu dans sa propre localité du très chic quartier résidentiel du Point E lors des élections locales de 2009 qui devaient lui servir de rampe de lancement. Voilà pourquoi, à 86 ans, il n’a eu d’autre choix que de corrompre le Conseil constitutionnel, composé uniquement d’hommes nommés par lui-même pour faire valider sa candidature. Je fais référence à tous les avantages salariaux et matériels qu’il leur a accordés dans les derniers mois qui ont précédé leur décision. A son âge, Wade ne peut biologiquement plus continuer à diriger le pays. Son projet est, une fois l’élection « gagnée », de trouver un subterfuge constitutionnel de nature à placer son fils à la tête du pays. J’ai toujours été d’avis que si, lors des locales de 2009, Karim, son fils, avait gagné la Mairie de Dakar, la capitale du pays, Wade ne serait pas candidat à la présidentielle du 26 février. C’est son fils qui s’y serait collé.
Afrik.com : Les leaders de l’opposition sont en ordre dispersé. Même après avoir formé la coalition Benno Siggil Sénégal, ils n’ont jamais réussi à élire un candidat unique pour les représenter à l’élection présidentielle. A ce stade de la situation ont-ils encore des chances de changer la donne ?
Mbay Diouf : Il faut que les leaders de l’opposition soient francs avec eux-mêmes ! Tous les candidats à la présidentielle doivent oublier leur candidature. Ils doivent surpasser leurs divergences stériles pour se concentrer sur la candidature de Wade. Tant que celle-ci n’est pas résolue, aucune élection démocratique transparente ne peut être garantie. Wade s’est présenté aux élections pour les remporter. Wade sait qu’il n’est plus populaire. Il n’a plus la majorité au Sénégal. La meilleure preuve en a été administrée par lui-même lorsqu’il a voulu faire voter par le Parlement dévolu à sa botte le ticket présidentiel susceptible d’être élu juste avec 25 % des votants au premier tour. Quel meilleur aveu de son impopularité ! Donc, comme il est conscient de cette réalité, il va mettre en place des fraudes pour remporter la présidentielle, si jamais les candidats actuels de l’opposition étaient tentés par l’idée de valider la décision du Conseil constitutionnel.
Afrik.com : Pour le moment, seuls les Etats-Unis ont affiché clairement leur position en invitant le président Wade « à céder la place aux générations futures ». La france s’est quant à elle inquiétée de la situation sans pour autant demander à Wade de s’en aller…
Mbay Diouf : Nous savons que Wade et Sarkozy sont amis. Mais cela ne doit pas empêcher l’Etat français de se prononcer sur la situation. Les Etats-Unis ont affiché clairement leur position car ils ont compris que le Sénégal, le seul îlot jusqu’ici de stabilité politique de la sous-région ouest-africaine, est en train de basculer dans le chaos. Ils ne peuvent pas prendre un tel risque dans un espace aussi chahuté au plan géopolitique ; avec une Côte d’Ivoire qui se remet difficilement de sa guerre civile, d’une Guinée-Conakry qui sort de ses premières élections démocratiques après des décennies de dictature militaire larvée. A tout cela, il convient d’ajouter le nouveau défi auquel sont confrontés les pays qui bordent le désert du Sahara : Mali, Mauritanie, Niger… Je veux parler de celui des djihadistes d’Al-qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) qui font progressivement jonction d’une part avec les rebelles touaregs nouvellement rentrés de la Libye et, de l’autre, avec les réseaux narcotrafiquants d’origine latino-américaine qui travaillent activement à leur implantation dans la sous-région. Et comment oublier le très problématique cas du géant anglophone ouest-africain qu’est le Nigéria soumis à la guérilla du mouvement islamiste du Nord, Boko Haram.
Afrik.com : L’Union européenne a envoyé une mission d’observation pour suivre le scrutin. Sera-t-elle en mesure d’empêcher les fraudes ?
Mbay Diouf : La mission d’observation de l’Union européenne n’était pas présente lorsque les listes électorales ont été constituées dans la plus grande opacité. Il y a une volonté délibérée de saboter la distribution des cartes électorales, comme c’est le cas actuellement au Consulat du Sénégal à Paris. Il faut être suffisamment naïf pour penser que les observateurs occidentaux pourront empêcher les fraudes. S’ils étaient aussi efficaces, cela se saurait. L’Afrique n’aurait pas connu toutes les situations de litiges électoraux qui ont souvent débouché sur des guerres civiles dont la plus emblématique est celle de la Côte d’Ivoire.
Afrik.com : Vous avez fréquenté le président Wade dans les années 70. Vous militiez dans l’opposition avec lui au sein du PDS. Pouvez-vous revenir sur cette période ?
Mbay Diouf : A cette époque, je finissais juste mes études et entamais une carrière dans la presse écrite. J’ai donc participé à la mise en place du PDS avec beaucoup d’autres jeunes. Nous étions très enthousiastes. Mais, au bout de trois intenses années militantes en compagnie de Wade, j’ai fini par comprendre de quel type d’homme il s’agissait réellement.
J’ai compris qu’il n’avait pas la carrure d’un chef d’Etat. C’était davantage un démagogue qu’autre chose. Il n’était habité par aucune vision cohérente conséquente pour le pays. A l’instar de l’élite politique post-coloniale, c’était un « chercheur de pouvoir ». Donc un homme politique, et non un homme d’Etat. Ou pour parler comme les vieilles femmes sénégalaises, c’était un « politicien » (comprenez celui qui ne dit jamais la vérité). L’autre problème de Wade, c’est son égo surdimensionné. Il pense qu’il est seul à tout savoir et pouvoir résoudre. Et peut-être là gît le malheur actuel du pays ! Celui d’avoir élu un président omnipotent et omniscient.
Afrik.com : La diaspora sénégalaise s’est très peu mobilisée. Cela traduit-t-il un désintéressement de la politique du pays ?
Mbay Diouf : Les Sénégalais de France sont très intéressés par la situation politique actuelle de leur pays. Je pense plutôt qu’ils sont confrontés à des problèmes de mobilisation pour des raisons d’unité et partant d’organisation. Figurez-vous qu’on retrouve les mêmes chapelles politiques qu’au pays structurées autour des mêmes candidatures présidentielles. Avec l’inconvénient d’avoir un M23 aussi structuré qu’au pays. Mettre tout ceci en musique n’est pas tâche facile.
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