Le fondateur de Point-Afrique Voyage publie, sous la forme d’un récit à la première personne, les mémoires de son aventure hors du commun. Celle d’une coopérative de voyage engagée qui a rapproché les hommes et les cultures.
Voilà l’histoire d’un homme qui vole. Qui volait, plutôt, jusqu’à une époque récente, vers les coins d’Afrique les plus improbables, des endroits perdus et éperdus d’isolement, au nom du développement durable, au nom du rêve d’une solidarité Nord-Sud. Un voyage mû par le désir irrépressible de porter son sac à dos jusqu’au bout de l’aventure, quoi qu’il en coûte.
Cet homme, Maurice Freund, raconte aujourd’hui dans une autobiographie cette histoire mouvementée qui n’est pas seulement la sienne, parce qu’elle dresse aussi le portrait d’une époque post-coloniale avec ses bouleversements et ses enjeux économiques et politiques de part et d’autre de la Méditerranée, et évoque la genèse d’une forme engagée de tourisme.
Voici donc le parcours d’un “fou volant“, à peu la manière du “fou chantant“ Charles Trenet dans la folie créatrice, qui crée une coopérative de voyages au début des années 70.
Il s’agissait alors de permettre aux fauchés de voir le monde à prix cassé, l’Amérique latine, l’Inde et ailleurs, loin, loin, loin. D’abord appelée Point-Mulhouse, la coopérative renaît ensuite, centrée sur l’Afrique, sous le nom de Point-Afrique. On ne vous raconte pas toute l’histoire, et beaucoup connaissent, au moins de nom, cette décoiffante entreprise décalée du “Point“. Morte et enterrée à ce jour, sous les assauts du djihadisme en Afrique sahélienne qui a chassé les touristes et du même coup des moyens de subsistance locale. Aujourd’hui, Maurice Freund a passé la main et la coopérative est devenue Point-Voyages.
Mais le “Point“, société atypique, regroupement d’idéalistes acharnés au boulot et marqués, pour leurs fondateurs, par le vent de liberté qui avait soufflé en 1968, des altermondialistes avant l’heure sous la direction tout aussi dingo de Maurice Freund, a fait des miracles. Elle a fait vibrer des centaines de milliers de voyageurs, défriché des destinations insolites, noué des liens que le temps n’émousse pas d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, et créé des filières économiques pour les plus vulnérables en Afrique, pour les oubliés d’un développement concentré sur l’urbain. Du travail pour des milliers de petites gens, chameliers, cuisiniers, chauffeurs, aubergistes, guides diplômés mais sans poste jusque-là. Des équipes toujours locales, un parti-pris depuis le début.
Il faut croire que la foi déplace des montagnes, si l’on songe que Maurice Freund, ce rêveur autoritaire qui entend tout un chacun mais n’écoute personne, au fond, a fait poser des avions remplis de touristes consciencieux là où aucune compagnie n’aurait misé un sou ni risqué d’abîmer ses appareils : à Atar en Mauritanie, à Gao au Mali, à Tamanrasset en Algérie, à Agadez au Niger… et tout récemment encore, à Faya Largeau au Tchad, sur fond d’alerte à la bombe et sur une piste aléatoire où se complaisent des ânes placides.
Iconoclaste mais humaniste
Mais pourquoi diable ces initiatives étaient-elles hasardeuses et compliquées ?
Le livre de Maurice Freund en égrène quelques étapes qui sont autant de pépites dans le déroulé des événements : la bataille avec les grandes compagnies aériennes, les âpres négociations avec les autorités locales pour les droits de trafic, la corruption à refuser, l’absence totale de logistique, y compris à l’aéroport quand les employés du site s’opposent à l’arrivée de l’avion.
“Nous passons au système D, à la recherche d’échelles de pompiers pour assurer la descente des passagers (…). Nous plaçons des tapis au sol, nous assurons les passagers les plus âgés avec des cordes…“. Les aléas de la politique plongent aussi le voyagiste au cœur de l’Histoire, lorsqu’il noue des liens avec le président burkinabé Thomas Sankara (1983-1987) ou effectue quelques missions délicates “au service de la France“. Parfois posté à la lisière de la légalité comme tout aventurier pour de vrai, il ne se soucie que de sa propre morale, qui le pousse à monter un nouveau “coup“, mais un coup toujours humaniste. “Je voulais juste que ma vie ait un sens, que mes actions soient reconnues comme utiles“.
Pour que ses contemporains ancrés dans une France confortable, peut-être trop, le suivent, Maurice Freund doit bien avoir quelque chose de spécial, se dit-on. C’est sûr, sa réputation de trublion génial n’est plus à faire dans les milieux du tourisme d’aventure, ou solidaire, durable…Autant de vocables que M. Freund, avec son franc-parler, taquine parfois avec ironie, tant il lui semble inutile de préciser, tant il s’acharne dans l’action plutôt que dans l’argumentaire publicitaire.
Il y eut dans son public – ses clients- les doux rêveurs, ceux qui pensent que les Blancs sauveront les pauvres Africains, les poètes amoureux du désert, les trekkeurs aux chaussures Aigle usées par les marches, les intellos catholiques, les chercheurs ravis d’aller gratter les vestiges paléolithiques, les écolos, les grands voyageurs, des petits nouveaux, les vieux routards. Tous unis dans un souvenir pour toujours authentiquement unique du voyage avec Point-Afrique, d’une rencontre exceptionnelle avec les populations locales, loin des villes.
Cet homme-là, ce fou volant, galvanise les esprits. Il agace autant qu’il force l’admiration. On le croit irréaliste, il est stratège. C’est un séducteur. Du genre qui parle, et à l’instant même où il émet un commentaire, un avis, un rêve, un projet grandit dans son esprit alors qu’il n’était que germe. Hop là, exécution – “hop là“ selon la formule consacrée en Alsace, patrie de naissance de notre personnage.
Une bonne étoile
En réalité, ce n’est pas pour ses clients qu’il travaille, ni pour gagner de l’argent. Les caisses de l’entreprise, raconte-t-il, se sont bien remplies avant de se voir siphonnées par les dernières tentatives de maintenir des vols après les premiers attentats terroristes au Sahel. S’il se bat, c’est pour que l’Afrique la plus oubliée, la plus isolée, génère ses propres ressources grâce à l’activité touristique. C’est, plus récemment, pour lutter contre la tentation extrémiste, qui surfe sur la pauvreté et l’abandon des peuples à eux-mêmes.
S’il agace, c’est parce qu’il a souvent eu raison contre tous, raison de prendre des risques, de croire en sa bonne étoile. “J’ai roulé comme les étoiles, toute une vie, sans toujours beaucoup réfléchir, et j’éprouve aujourd’hui mon corps forgé, mais aussi meurtri, par les épreuves et les joies“, écrit-il.
Cet homme qui vole, le “Robin des airs“, a un jour rencontré l’homme de la terre.
Pierre Rabhi, le poète agriculteur ou inversement, fondateur d’un mouvement qui milite pour une agriculture plus respectueuse de l’environnement et des hommes, est de longue date un ami cher au cœur de Maurice Freund, “un frère“, dit-il.
Entre l’eau et le feu, le philosophe et l’aventurier, s’est révélée pleinement l’attirance des contraires qui nourrit la créativité, fait caracoler les idées et repose l’âme tout à la fois. Ensemble, Pierre et Maurice lancèrent en Afrique les graines de l’agroécologie inspirée des préceptes du théoricien suisse Rudolf Steiner, ouvrant la voie à une autosuffisance des populations engagées dans le processus.
“Ce que nous partageons est profond : la conscience de la violence et de l’injustice des rapports humains, la famine qui nous entaille comme une blessure intime“, analyse Maurice Freund.
Aujourd’hui, dans une préface au livre, Pierre Rabhi rend hommage à son ami dont l’aventure “a toujours été inspirée par une sorte de rébellion du cœur, de l’esprit et de l’âme“.
Interview, trois questions à Maurice Freund
L’écriture de ce livre vous a-t-elle apaisé ? Comment gérez-vous la frustration d’avoir dû abandonner un projet pour l’Afrique qui vous tenait à cœur depuis des années ?
J’ai écrit ce livre un peu contre mon gré, sous la poussée de mes amis et plus particulièrement de Pierre Rabhi. L’obligation d’ abandonner cette partie de l Afrique m’est insupportable et je la vis comme une souffrance quotidienne. J’accuse la France et l’Occident de ne pas avoir voulu comprendre, voilà plus de 20 ans, que la situation du Mali et du Sahel en général découle de notre cécité et de notre suffisance.
Pensez-vous que l’aventure d’entrepreneur que vous avez connue, et dans les contextes que vous avez connus – audace financière et politique, contournement des règles établies- puisse encore être possible aujourd’hui ?
Bien entendu, et c’est une des raisons d’être de ce livre. Je souhaite que mon aventure encourage celles et ceux qui veulent entreprendre et refusent de se soumettre à la seule loi du profit…Pouvoir consacrer son énergie en imaginant une action au service de tiers provoque de forts moments de plénitude.
Avez-vous un message à adresser aux citoyens des pays africains et du Maghreb avec lesquels vous avez noué tant de liens ?
Ne comptez que sur vous-mêmes !!!