Plus de 350 donneurs d’ordre de la distribution textile et agroalimentaire, à faire pâlir d’envie tous les concurrents du Maroc, se sont réunis le week-end dernier à Marrakech. Et ce, sous l’influence du Groupe d’impulsion économique, créé il y a un an par les Premiers ministres marocain et français, Driss Jettou et Dominique de Villepin.
La direction du Groupe d’impulsion économique, dont l’objectif est de dénicher des pistes potentielles de partenariats entre les deux pays, a été confiée au duo composé de Jean-René Fourtou, le président du conseil de surveillance de Vivendi Universal, et de Mustapha Bakkoury, le directeur général de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG). Après quelques rencontres qui ont permis de faire émerger les secteurs les plus porteurs (textile, agroalimentaire, tourisme et offshoring), ce groupe de réflexion a porté son choix dans une première étape sur le textile et l’agroalimentaire dont Bakkoury, accompagné de Tarek Sijilmassi, le patron du Crédit agricole, se sont chargés. Une très grosse opération de charme, dans laquelle le président de Vivendi Universal chargé du pôle textile s’est totalement investi, ramenant dans son escarcelle les fleurons de la distribution en France. Surtout ceux qui, charmés par les sirènes asiatiques, se sont détournés de leur client historique, le Maroc. Objectif: instaurer un dialogue entre clients et donneurs d’ordre, «sans tabous ni langue de bois et discuter des spécificités des attentes des deux parties», a souligné Jean-René Fourtou, d’entrée de jeu. On notera, parmi ces géants de la distribution, les groupes Pinault-Printemps-Redoute (PPR), Vivarte en la présence de son PDG George Plassat (avec ses enseignes phares Kookaï, Carole et La Halle aux Vêtements), Auchan, Monoprix, Carrefour, Décathlon, Casino, Les Galeries Lafayettes, Les 3 Suisses ou encore Armand Thierry dont le patron n’est autre que le président de l’Union des industries textiles (UIT), Lucien Deveaux.
Le casting a été si finement ciblé que ce ne sont que les interlocuteurs directs des entreprises qui se sont déplacés pour l’occasion, à savoir, pour la plupart d’entre eux, des directeurs généraux de l’import-export, et des directeurs achats-textile. De son côté, Karim Tazi, président de l’Amith, a lui aussi assuré la réussite de l’événement en présentant au parterre son carré d’as composé de groupes ayant réussi leur après-AMF (Accord multi-fibres) avec brio. «Mais réussir l’après-2008 (fin des quotas UE/Chine), même s’il est fortement anticipé, demeure une mission délicate au regard des indécentes performances de la croissance réalisées en Asie», rappelle l’incontournable docteur ès-textile, Pascal Morand, ancien patron de l’Institut français de la mode (IFM) et actuel directeur de l’Ecole supérieure de Commerce de Paris (ESCP). Tant pour la France que le Maroc, l’UE et le Maghreb d’un point de vue plus général. Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut mettre les bouchées doubles, car, pour les donneurs d’ordre présents, le Maroc ne représente aujourd’hui qu’une alternative, alors qu’il aurait été souhaitable qu’il constitue un objectif.
«Vieux amants»
C’est ce que reproche Karim Tazi dans son discours, en précisant, à très juste titre, qu’aujourd’hui les industriels Français n’ont pas cherché à renouveler leur regard sur l’industrie textile marocaine, succombant à l’effervescence des pays asiatiques. Un peu comme de «vieux amants lassés et qui ne cherchent plus à se redécouvrir». Et pourtant, le textile-habillement marocain a aujourd’hui tout pour plaire, surtout depuis le contrat-programme signé avec le gouvernement (preuve que le secteur est tenu en haute estime) et qui offre de nouvelles opportunités en matière de réactivité, de mode, de créativité et de réassorts rapides (cf. www.leconomiste.com). Le Royaume s’inscrit dans le droit fil du fast-fashion, domaine dans lequel les entreprises françaises ont perdu beaucoup de lest sur leur propre terrain. Ok, les séries longues et volumineuses restent du domaine de l’Asie, mais pour les réassorts, le collectionning et la cotraitance, le Royaume offre de nombreux avantages. Il faudrait juste se pencher un peu plus dessus, «comme l’ont fait les Espagnols qui vont bientôt ravir le titre de premier client du Maroc à la France», assène le président de l’Amith.
Les parts de marché de l’Espagne ont flambé avec l’intérêt grandissant des groupes Inditex (Zara, Berschka, Stradivarius, Massimo Dutti, Zara Home, Pull & Bear…), Induyco, principal fournisseur du Corté Inglès, laissant les enseignes françaises sur le carreau. Ce sont ces groupes qui nourrissent la progression du Maroc: les Espagnols profitent ainsi de la proximité, un atout naturel, d’une logistique performante, d’une rapidité d’exécution de leurs commandes. Et, rajoute Tazi, d’une industrie intégrée en amont, de produits finis, de créativité marocaine grâce à la future école de mode, de plateformes logistiques, d’ALE avec les USA qui font du Maroc une grosse ouverture sur le pays de l’Oncle Sam. A ne pas omettre non plus: l’implication de l’industrie marocaine dans la carte de l’éthique tant au niveau des rejets industriels que du travail décent (avec le BIT), en passant par le commerce équitable. C’est ainsi que le nouveau visage de l’offre marocaine est présenté en réponse aux «griefs» des donneurs d’ordre français. Ces derniers, par méconnaissance ou par désintérêt, ont dirigé leurs efforts vers d’autres latitudes, où, selon eux, la qualité et le niveau de la mode sont maintenus à des prix plus que compétitifs pour des volumes considérables. Le groupe Vivarte, par exemple, qui réalise un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros par an, importait il y a 13 ans du Maroc à travers son agent exclusif quelques 40 millions d’euros (5 millions de pièces).
Le Maroc représentait alors son 2e fournisseur après la Chine. Mais les marges se rognant, l’offre étant féroce, le travail à façon a perdu de sa superbe, et Vivarte a migré vers le discount. Conséquence: les achats au Maroc ont chuté à 10 millions d’euros (1,5 million de pièces) au profit de la Turquie grâce à son collectionning de qualité et à une très forte réactivité. Globalement, ce groupe, qui reflète quelque part les attentes des autres géants de la distribution, ne peut envisager le Maroc comme alternative que sous certaines conditions liées à une plus grande valeur ajoutée du produit fini, à plus de mode et de réactivité dans les process. Idem pour Lucien Deveaux, patron du groupe éponyme qui produit la marque Armand Thierry: pour lui le travail à façon coule ses derniers jours et sans produits finis, le Maroc perdra la bataille au profit des pays de l’Est vers lesquels il s’est déjà tourné. Le groupe effectue une croissance annuelle de 15%, mais comme la part du Maroc reste stable, elle n’en finit pas de s’amenuiser. Tableau noir pour Les Galeries Lafayette, qui affichent une part de moins de 1% de leurs activités au Maroc et essentiellement sur le jean. Les responsables arguent que, pour une plus grande réactivité et créativité, les mêmes produits sont beaucoup moins chers chez les voisins.
Le seul petit réconfort émane d’Olivier Bérut, responsable des 3 Suisses qui tient un discours totalement différent: à force de vouloir se placer en Chine à tout prix, l’entreprise gagne sur le contenu mais perd en qualité et délais. « Si l’on continue dans ce trend de baisse de coûts conjuguée à une baisse de la qualité, nous finirons par enterrer nos marges. Une seule fenêtre: le Maghreb». Au moins un groupe qui a tout compris.
La face cachée de la mondialisation
Pour Léandre Boulez, le grand manitou de la direction import/export du groupe Auchan, monter un conteneur de Casablanca ou de Chine au Havre ne représente qu’une poignée d’euros de différence. Blasé, ce grand voyageur relativise en parlant de la vitesse, quasi impossible à suivre, de la mondialisation. Sa dernière destination: Bandong en Indonésie, pour visiter une des plus grosses entreprises du monde de chaussettes. Elle s’étale sur 1 km2, emploie 30.000 personnes et est entièrement intégrée. Inutile de dire qu’à la sortie, le prix de la chaussette est dérisoire. Pour Boulez, la bataille des prix ne sera pas facile. A l’Île Maurice, où l’industrie textile a chuté de moitié, les ouvrières sont toutes chinoises…
Radia LAHLOU, pour L’Economiste