Les coûts de production sont accrus lorsque les employeurs pratiquent la discrimination. Cela réduit la compétitivité internationale des pays où la discrimination à l’emploi est importante, et donnent un avantage à ceux qui ne la pratiquent pas.
Dans le New York Times datant du 29 août on peut lire un article traitant des réformes économiques en Inde et de leurs effets sur la réduction de la pauvreté de la caste des plus pauvres communément appelée la caste des « intouchables ». Les membres de cette caste, bannis par les autres castes depuis des siècles, sont confinés aux travaux les plus vils. L’article du New York Time relate les opinions de Chandra Bhan Prasad (un ancien révolutionnaire maoïste et membre de la caste des intouchables et marié avec une femme de la même caste) qui a pu réussir dans la vie. Ses observations et son interprétation des conséquences de la libéralisation de l’Inde à partir de 1991 l’ont convaincu que l’ouverture par le biais des marchés concurrentiels constitue le seul espoir pour ceux et celles de sa caste.
Peu après l’indépendance en 1947, l’Etat indien a officiellement aboli le système de castes, et particulièrement l’infâmante position des 160 millions d’intouchables. Néanmoins les citoyens appartenant à cette caste n’ont pas réussi durant les quarante années de socialisme et de croissance très faible qui suivirent l’indépendance. Prasad a compris les bienfaits de la liberté économique en contemplant les effets spectaculaires de quinze années de réforme économique sur les opportunités économiques pour les intouchables.
L’économie de la discrimination
La théorie économique de la discrimination, dont j’ai jeté les bases, fournit un support analytique aux observations de Prasad. En effet, en refusant d’employer des intouchables, des femmes, ou tout autre membre d’une minorité, un employeur pratique une discrimination à leur égard, et ce bien qu’ils puissent coûter moins cher que les travailleurs qu’il emploie par ailleurs. La discrimination qu’il opère augmente en réalité ses coûts et réduit ses profits. Cela le désavantage relativement à d’autres employeurs qui maximisent leurs profits et embauchent uniquement sur la base de la productivité. Dans les secteurs très concurrentiels où l’entrée des nouvelles firmes est facile, les employeurs pratiquant une forte discrimination y perdent comparativement aux employeurs normaux.
C’est la raison pour laquelle les minorités réussissent généralement mieux dans des secteurs avec des entreprises jeunes et petites. Aux premiers jours d’Hollywood, les Juifs comme les Noirs américains étaient acceptés plus facilement que dans d’autres secteurs bien établis comme l’aciérie ou la banque, (bien que les Noirs aient été cantonnés aux rôles comiques). On peut contraster cette situation avec celle du baseball où les propriétaires des gros clubs disposaient d’un monopole virtuel sur le secteur. Ils n’acceptaient pas de joueurs noirs jusqu’à ce que Branch Rickey fasse entrer Jackie Robinson chez les Brooklyn Dodgers en 1947. Ce long délai avant que les Noirs ne soient acceptés par le monopole des majors du baseball eut lieu alors que depuis des décennies de nombreux joueurs noirs de grande qualité pouvaient être vus dans les ligues noires.(…)
Mondialisation et discrimination
La mondialisation et la croissance des échanges internationaux ont généré une force concurrentielle contre la discrimination bénéfique pour les intouchables indiens et bien d’autres minorités. Car si les coûts de production sont accrus lorsque les employeurs pratiquent la discrimination, ces derniers seront concurrencés par les employeurs dans les autres pays, qui ne pratiquent pas la discrimination et qui voient donc leurs coûts de production réduits. Cela agit comme une force diminuant l’influence des employeurs pratiquant la discrimination, et réduit la compétitivité internationale de pays où la discrimination à l’emploi est importante.
La faible croissance du vieux Sud américain est une bonne illustration des effets de la concurrence internationale et interrégionale. La discrimination à l’encontre des anciens esclaves était très répandue dans le Sud. Et les élans individuels à la discrimination étaient soutenus voire parfois renforcés par les règles des Etats et des autorités locales. Les Noirs se voyaient refuser l’accès aux écoles, et les autorités locales pouvaient causer des ennuis à des entreprises ayant promu des Noirs à des postes à responsabilités. La conséquence a été que les entreprises de manufacture du Sud ont été désavantagées par rapport à leurs homologues du Nord et de l’Ouest, ou d’autres pays. Ainsi, les performances du Sud durant le siècle qui a suivi la fin de la guerre civile ont été très médiocres.
Il est vrai que la croissance rapide du commerce international durant les dernières décennies et l’orientation croissante de nombreuses économies en faveur des marchés élève parfois les inégalités de revenus, au moins dans le court terme. Cependant dans ce contexte de commerce et de concurrence, ces inégalités sont causées moins par les différences de couleur, de sexe, de religion, ou de caste que par les différences de capital humain ou autre. Voilà une conséquence importante, mais souvent négligée, de la mondialisation.
Gary Becker est professeur émérite de l’Université de Chicago et Prix Nobel d’Economie 1992, avec la collaboration d’Un monde libre