Avec plus de 40 ans de carrière à son actif, Manu Dibango fait figure d’exemple dans le milieu de la musique. Un an après son Voyage anthologique qui résumait l’ensemble de sa riche carrière, l’auteur du célébrissime tube planétaire Soul Makossa nous présente son grand orchestre, le “Maraboutik Big Band”.
Ne parlez surtout pas de retraite à Emmanuel N’Djoké Dibango. Ne vous fiez pas non plus à son âge, car malgré ses 71 ans révolus, le parrain de la world music n’a pas dit son dernier mot. Au contraire, il fait preuve d’une fraîcheur et d’une créativité hors du commun. Dorénavant, il convient d’associer le nom de l’artiste camerounais à celui de son grand orchestre, le “Maraboutik Big Band” (la boutique du marabout). Ce sorcier de la musique afro-mondiale a accepté de nous parler de son nouveau défi, et surtout de revenir sur l’ensemble de son œuvre, afin de rétablir quelques vérités. Respect !
Afrik.com : Vous avez donné rendez-vous au public parisien pour trois dates (11 Mars, 1er Avril, 12 Mai 2005) au New Morning, avec votre « Maraboutik Big Band », quelles sont vos intentions ?
Manu Dibango : Il s’agira, entre autres, de présenter au public mon grand orchestre, le “Maraboutik Big Band”. C’est en collaborant récemment avec des formations classiques comme les Orchestres Symphoniques de Rotterdam et de Paris que l’idée a mûri dans mon esprit. Ces grands ensembles, très structurés, m’ont inspiré. En Octobre dernier, nous avons présenté un spectacle (inédit en France) au Barbican Center de Londres devant plus de 3.000 spectateurs et l’accueil s’est avéré très chaleureux. Pour l’occasion, je m’étais entouré de 13 musiciens, dont une section de cuivres issue de l’Orchestre de la Lune dirigé par Jonathan Handelsman. Le projet parisien se voulait plus ambitieux. Au départ, on devait se produire tous les lundis, mais pour des raisons de planning, l’on a été contraint de fixer un seul rendez-vous par mois. Les fans pourront, tout de même, se familiariser avec mon nouvel orchestre, en entendant des morceaux de mon répertoire, mais également quelques reprises assaisonnées à la sauce Makossa, Afro-Funk et Afro-jazz. Je suis un fou de Duke Ellington et de la grande époque du jazz, mon intention est de revivre sur scène la magie des grands orchestres de jazz d’antan. Je désire simplement partager cette passion avec le public. Tout le monde y est convié.
Afrik.com : Vous êtes aujourd’hui une star interplanétaire, mais comment êtes-vous venu à la musique ?
Manu Dibango : Je ne suis pas allé vers la musique, c’est elle qui s’est imposée à moi. En ce qui me concerne, c’est une vocation. La musique a été mon premier engagement. Mon père était fonctionnaire, et une fois mon certificat d’étude en poche il a décidé de me faire venir en France, afin que j’y poursuive mes études. Je suis arrivé à Marseille en 1949. Au fur et à mesure de mon parcours scolaire mon intérêt pour les instruments s’est développé, et presque naturellement, j’ai appris à jouer de la mandoline, du piano, du saxophone… grâce à un professeur qui a bien voulu m’apprendre. J’ai fait mes classes. Je ne me suis pas tourné vers la musique parce que j’étais noir, mais simplement parce qu’elle me faisait vibrer…
Afrik.com : Vos parents n’ont pas eu de mal à accepter votre amour pour la musique. Je crois savoir que votre père vous a d’ailleurs coupé les vivres pour cette raison…
Manu Dibango : Tout à fait ! A partir de ce moment, il a fallu que j’assume mes choix. Seules l’envie et la volonté m’ont permis de poursuivre ma vocation, en dépit de nombreuses réticences. A vrai dire, à cette époque, il était vraiment mal vu de vouloir embrasser des carrières artistiques ou sportives. Etre chanteur ou footballeur n’était pas une profession, il fallait être dans la bureaucratie. Aujourd’hui, c’est un peu différent, car on sait que ces métiers peuvent rapporter de l’argent ou faire vibrer des nations.
Afrik.com : Avez-vous souffert de racisme à votre arrivée en France ?
Manu Dibango : Pas vraiment, je serais même tenté de dire non. Il faut resituer le contexte. A l’époque, nous avions la nationalité française d’office, dans la mesure où l’outre-mer était un prolongement de la France. De plus, au sortir de la guerre les relations entre l’outre-mer et la métropole étaient moins compliquées qu’aujourd’hui. Je suis entré en France avec un passeport français, sans problèmes. Je fais même partie de ceux qui ont bénéficié de l’action des tirailleurs dits Sénégalais au sein de l’armée française. Bien entendu, j’ai été victime du racisme à un moment ou un autre, mais ce n’est pas ce qui m’a le plus fait souffrir. La solitude a été un fardeau assez lourd à supporter. Le fait d’être souvent le seul Africain dans des milieux majoritairement blancs m’a rendu quelquefois nostalgique…
Afrik.com : Quel regard portez-vous sur l’ensemble de votre carrière ?
Manu Dibango : Ce ne fut pas facile, mais je pense que je peux être content de ce que j’ai entrepris. J’ai eu énormément de chance. Je ne saurais le nier. Par exemple, lorsqu’il m’a fallu m’assumer, j’ai enchaîné les petits boulots avant qu’un ami ivoirien, dont le frère était gérant d’un cabaret à Bruxelles, ne me pousse à aller y tenter ma chance. De nombreuses rencontres m’ont également permis d’évoluer. Ce fut le cas lorsque j’ai été embauché dans les orchestres de Dick Rivers et de Nino Ferrer, mais également lorsque j’ai travaillé avec Sly et Robbie, Fela, Herbie Hancock, Ray Lema…et d’autres. Le titre planétaire Soul Makossa a permis au public de m’identifier. Dès qu’on pense Manu Dibango, on pense Soul Makossa, et vice et versa. Ce titre a tellement fonctionné qu’il a été samplé à de multiples reprises, souvent sans autorisation par ailleurs. J’ai intenté un procès à Michaël Jackson pour cette raison. Néanmoins, par rapport à cette période, il s’agit de prendre du recul, car un musicien doit savoir évoluer, se remettre en question, explorer, expérimenter. On m’a souvent qualifié de versatile, de musicien à l’humeur changeante, peut être parce que je ne suis jamais là où l’on m’attend. C’est sans doute dans cet état d’esprit qu’au début des années 90, j’ai collaboré avec des jeunes rappeurs (les Littles, ndlr). Je considère que j’ai encore beaucoup de projets à réaliser et d’idées à concrétiser…
Afrik.com : Comment êtes-vous parvenu à faire l’unanimité auprès du public ?
Manu Dibango : En faisant la musique que j’aime! (rires) Plus sérieusement, je pense que c’est un ensemble de points. Par exemple, mes premiers fans me sont restés fidèles (enfin je l’espère), et je pratique une musique sans frontières, qui essaie de toucher tout le monde, même si je n’en fais pas une obsession. Je suis un musicien, et non un chanteur, et il y a une grande différence, contrairement à ce que pensent beaucoup de personnes. Je ne tiens vraiment pas à me spécialiser. Au contraire, j’ai de plus en plus envie de créer. Je suis un peu comme Quincy Jones, éclectique par nature. On me qualifie même de “nomade musical invétéré”, c’est dire !
Afrik.com : Quel œil portez-vous sur la musique africaine ?
Manu Dibango : Je pense qu’il y a une nouvelle génération prolifique et crédible. On peut lui faire confiance…
Afrik.com : On vous reproche pourtant de ne pas venir en aide aux jeunes artistes…
Manu Dibango : Je ne suis pas de cet avis. Mon orchestre est une vitrine, et beaucoup de jeunes chanteurs ont fait leurs armes à mes côtés avant d’être repérés et de pouvoir voler de leurs propres ailes. Lokua Kanza est resté quatre années à mes côtés. Richard Bona a également passé quelques années avec moi. Lorsque j’ai dirigé le nouvel Orchestre de la Radio-télévision Ivoirienne (ORTI), j’ai pas mal aidé Aïcha Koné. J’aide quand je le peux, et prioritairement les personnes talentueuses. Ceux qui me font ce reproche n’ont certainement pas eu l’occasion d’intégrer mon orchestre! (rires) De plus, il ne sert à rien de crier sur tous les toits qu’on aide les autres. En ce qui concerne le Cameroun, je pense qu’il y a un type de musique camerounaise qui est en perdition, alors que d’un autre côté on assiste à l’émergence d’un nouveau style, d’une nouvelle école. Il n’y a peut être pas la quantité, mais la qualité y est, donc il n’y a pas lieu de désespérer.