Alors qu’un parterre de personnalités sont aujourd’hui en Afrique du Sud pour honorer une dernière fois la mémoire de Nelson Mandela, Henri de Villeneuve, entrepreneur et membre du Conseil d’orientation du think tank CAPafrique revient sur les évolutions qu’a connues la Nation Arc-en-Ciel ces dernières années. Une nation qui doit désormais apprendre à vivre sans son grand Homme.
AFRIK.COM : Quel est l’impact politique en Afrique du Sud de la mort de Mandela ?
Henri de VILLENEUVE : l’impact est en réalité davantage symbolique que politique. Nelson Mandela a quitté la vie politique sud-africaine il y a déjà plusieurs années. Les partis politiques ont depuis longtemps appris à vivre sans lui. Toutefois, Mandela pourrait, à travers sa mort, faire une dernière offrande à l’Afrique du Sud : celle de l’éclatement de la triple alliance entre l’ANC, le Parti communiste et la Cosatu, la puissante centrale syndicale. Cette alliance a eu son utilité dans l’immédiat post-apartheid. Mais aujourd’hui, elle est devenue un véritable anachronisme. Désormais, chacune de ces trois structures pourrait vivre sa vie de façon autonome et gagner ainsi en maturité. L’ANC, vidée d’une partie de sa substance, pourrait dès lors perdre les élections, non pas les prochaines mais les suivantes, offrant ainsi au pays une alternance, ce qui contribuerait à affermir le processus de maturation démocratique en cours.
AFRIK.COM : Aujourd’hui, l’Afrique du Sud semble être minée par ses inégalités. Est-ce effectivement le cas ?
Henri de VILLENEUVE : en l’espace de deux décennies à peine, le pays a connu une modernisation à marche forcée de son économie. Sur le plan social, une progressive « déracialisation » des rapports s’est instaurée, de sorte qu’aujourd’hui, la confrontation sociale se fait sur le mode plus classique, banal, de l’opposition entre riches et pauvres. Par ailleurs, n’oublions pas qu’au sortir de l’apartheid, le pays a dû intégrer dans son économie près de 35 millions de noirs. Une digestion d’une telle ampleur prend nécessairement du temps, comme ce fut le cas pour l’Allemagne où les inégalités entre l’Est et l’Ouest demeurent importantes. Enfin, au-delà de la caste des « black diamonds », une authentique classe moyenne émerge en Afrique du Sud et ne cesse de se développer. Tout cela concourt pour qu’à terme la réduction des inégalités devienne une réalité plus tangible dans le pays.
AFRIK.COM : Pourtant, tout ne semble pas être idyllique, compte tenu des défis auxquels est confronté l’Afrique du Sud ?
Henri de VILLENEUVE : Vous avez raison. Pour réussir son pari, le pays devra surmonter quatre obstacles. Le premier, c’est celui de la formation, qui est la clé de la lutte contre le chômage galopant qui gangrène la société sud-africaine. Le régime de l’apartheid a, sur ce plan, causé au pays un retard considérable qu’il lui faut combler.
Le deuxième obstacle, c’est une croissance démographique insuffisante. Paradoxalement, le pays a un nombre élevé de chômeurs mais dans le même temps, un déficit important de main d’œuvre qualifiée. A court et moyen terme, la solution serait de faire appel à l’immigration, mais une partie de la classe politique et de l’opinion sud-africaine s’y refuse pour des raisons identitaires.
Le troisième obstacle à lever est celui de l’efficacité de l’administration. C’est un problème plus important que celui de la corruption, dont on parle souvent mais qui ne perturbe en réalité pas le processus d’allocation des ressources vers les bons projets. Même si les scandales de corruption choquent à juste titre, l’Afrique du Sud n’est pas le Zaïre de Mobutu : il n’y a pas d’éléphants blancs.
Enfin, le quatrième et dernier challenge est celui de l’eau, dont la gestion s’avèrera plus problématique que celle de l’énergie.
AFRIK.COM : Revenons à Mandela. Quel est le principal message que vous retiendrez de l’homme ?
Henri de VILLENEUVE : en Occident, les gens retiennent volontiers l’image « individuelle » du Sauveur, du héros. En tant qu’homme, Madiba a pu, par moment, difficilement résister à son « iconisation ». En réalité, ce qu’a profondément incarné Mandela, c’est l’inscription de son action dans une démarche collective. L’un des fils rouges de sa vie a été sa fidélité, sa loyauté à son clan – Thembu -, à son parti – l’ANC –, etc. Cela lui a d’ailleurs été souvent reproché. Si Mandela a été visionnaire de la nouvelle Afrique du Sud, c’est d’abord parce qu’il a su faire partager son idéal du « collectif ». Dans son esprit, l’ensemble des composantes de la société sud-africaine devaient se confondre pour bâtir une société, non pas multi-raciale, mais non raciale. D’où l’importance accordée au processus de réconciliation et aux mécanismes d’inclusion.
AFRIK.COM : A ce propos, le Black Economic Empowerment essuie de nombreuses critiques. Les partagez-vous ?
Henri de VILLENEUVE : Non. Le BBE est une nécessité absolue. L’écart de richesse était tellement grand au sortir de l’apartheid qu’un mécanisme volontariste s’imposait. Celui-ci n’a certes pas toujours été efficace, induisant quelques effets pervers, mais il l’a malgré tout souvent été. C’était aussi le prix à payer pour éviter un bain de sang dans les années 1990. Le BBE n’a pas seulement profité à quelques « black diamonds », dont certains sont issus des rangs de l’ANC ou de la COSATU. Il a également permis à des noirs sud-africains d’occuper des fonctions de responsabilité à tous les niveaux. Maintenant, il est vrai que nous ne sommes qu’au début du chemin et que celui-ci est encore long.
AFRIK.COM : Quel rôle voyez-vous l’Afrique du Sud occuper dans l’Afrique de demain ?
Ce rôle sera sans doute très important. Il y a aujourd’hui, je le constate en France, notamment, un certain pessimisme quant à l’avenir du pays. On parle beaucoup de l’autre géant, le Nigeria, qui pourrait damer le pion à l’Afrique du Sud dans quelques années. Je ne partage pas cette analyse. Chez les entreprises sud-africaines, l’appétence pour le continent africain est réelle et ce, dans tous les secteurs (banques, telecoms, mines, distribution, agro-industrie, etc.). Le Nigeria, compte tenu de l’importance de son marché domestique, est au contraire davantage introverti, tourné sur lui-même, et consomme la plupart des ressources de ses investisseurs nationaux.
Sur le plan politique, l’Afrique du Sud s’affirmera de plus en plus à l’échelle du continent. Elle a pris la tête de la Commission de l’Union Africaine et elle vient de jouer un rôle positif dans l’extinction du conflit dans l’Est du Congo. Là aussi, ce n’est sans doute qu’un début. Et il faut s’en réjouir, même si le pays devra se garder des excès inhérents à sa position hégémonique. L’exemplarité de Mandela pourrait, à ce moment-là, lui être grandement utile.
Par Michael Cheylan pour CAP Afrique