Ils sont au centre de toutes les conversations, mais finalement on les connaît peu et mal. Ils fuient les mondanités, parce qu’ils n’ont pas besoin de s’afficher. Ils sont craints et enviés. Ces hommes – car ce sont tous des hommes –, qui ont souvent en commun le goût de l’intrigue et du secret, jouissent d’un privilège incommensurable dans des sociétés aussi pyramidales que les sociétés maghrébines : celui de l’extrême proximité et même parfois de la familiarité avec les chefs.
Loyaux serviteurs, ils savent cependant rester à leur place et ne pas se prendre pour ce qu’ils ne sont pas : des dauphins ou des héritiers putatifs. Ce sont les hommes de l’ombre, les
conseillers du Prince, les vrais décideurs. Ils sont beaucoup plus puissants et influents que les ministres dont ils peuvent faire ou défaire les carrières. Dans son dernier numéro, en kioske actuellement, le magazine Matalana lève un coin du voile.
Extraits du dossier réalisé par Khaled A. Nasri
Parfois éminences grises, parfois confidents, souvent les deux à la fois, les hommes d’influence peuvent, dans les configurations les plus extrêmes, celles du Maroc ou de la Tunisie, commander l’accès au bureau du dirigeant. Rabat, Tunis, Alger, Le Caire, Tripoli : plongée, en cinq étapes et en images, au coeur des galaxies du pouvoir.
Maroc : du collège au sérail
Fouad Ali el-Himma, 44 ans. C’est le plus proche conseiller de Mohammed VI, son ami intime aussi, le copain des bons et des mauvais jours. On le présente souvent comme le numéro
deux officieux du régime, ce qui est contresens absolu : ce rôle a disparu avec la mise à la retraite de Driss Basri. Fils d’un instituteur originaire de la région des Rhamna, située à mi-chemin entre Casablanca et Marrakech, il est entré au Collège royal sur le tard, en classe de seconde, et n’a plus quitté le prince héritier. Après des études de droit, il effectue un long passage au ministère de l’Intérieur, entre 1986 et 1995, puis devient directeur de cabinet du Prince.
Au lendemain du limogeage de Driss Basri, il devient ministre délégué à l’Intérieur, poste qu’il conserve pendant huit ans. En tandem avec le général Hamidou Laanigri, puis seul, après la mise à la retraite de ce dernier, il supervise les dossiers chauds (…).
Yassine Mansouri, 46 ans. Nommé début 2005 à la tête de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), la CIA marocaine, cet ancien condisciple de Mohammed VI au Collège royal, est l’homme de confiance du roi.
Discret et affable, pieux et austère, réputé pour ses qualités d’écoute – ce n’est pas un euphémisme ! – ce fils de notable de Bejaad a fait ses classes au ministère de l’Information, où il est entré auprès du tout-puissant Driss Basri. Il est initié au renseignement et Hassan II décide en 1992 de l’envoyer en stage… au FBI américain !
En 1997, Driss Basri, rendu paranoïaque et nerveux par les rumeurs alarmantes sur sa santé, le renvoie du ministère de l’Intérieur : il le soupçonne de l’espionner au profit du prince héritier.
La traversée du désert ne dure que deux ans. En novembre 1999, Mohammed VI bombarde Yassine Mansouri directeur de la MAP, l’agence publique de presse marocaine. Il y officie quatre ans avant de retourner à l’Intérieur, comme directeur général des affaires intérieures, le département le plus important. Il supervise notamment les élections communales de 2003, organisées peu après les attentats kamikazes de Casablanca, et qui avaient valeur de test.
Introduit dans tous les milieux, Yassine Mansouri atterrit donc à la DGED en 2005. C’est lui qui est chargé de prendre langue avec les nouvelles autorités mauritaniennes au lendemain du renversement de Maâouiya Ould Sid’Ahmed Taya par Mohamed Ely Ould Vall. Grand coordinateur de la lutte antiterroriste – question d’ordre vital aujourd’hui au Maroc – c’est aussi un excellent connaisseur des affaires sahariennes, qui chapeaute directement les négociations avec le Polisario, dont le troisième round doit s’ouvrir prochainement aux Etats-Unis.
Rochdi Chraïbi. Arrivé sur le tard – en même temps que Fouad Ali el-Himma – au Collège royal, Rochdi Chraïbi n’a pas tardé à entrer dans le premier cercle des amis de Sidi Mohammed. Fils d’un instituteur de Ouarzazate, il est maintenant le directeur de cabinet du roi. Il a connu quelques disgrâces passagères, rançon de son extrême proximité avec le monarque, qu’il voit quotidiennement, et est et restera un personnage incontournable de la cour.
Hassan Aourid, autre figure historique des années Collège, est l’atypique de la bande. Fort en thème, éternel premier de la classe, docteur en sciences politiques, ce militant de la cause amazighe (berbère) a été nommé en 1999 à un poste inédit : celui de porte-parole officiel du Palais. Son étoile a semblé pâlir depuis, et il est actuellement wali (gouverneur) de la région de Meknès. Mais il a gardé des rapports étroits avec le monarque et pourrait bien rebondir.
Tunisie : l’éminence grise et le mauvais génie
Abdelwaheb Abdallah, 68 ans. Ennemi juré des libéraux et de tous les partisans de l’ouverture du régime, il passe pour l’architecte et le maître d’oeuvre de la politique de verrouillage de l’information. Décrit comme l’âme damnée ou le mauvais génie du Président, ce monastirien habile et intelligent, ancien professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi), ancien directeur de la TAP, l’agence de presse officielle, intègre le gouvernement,
en septembre 1987, comme… ministre de l’Information.
Après un intermède de deux ans à Londres, entre 1988 et 1990, il devient ministre-conseiller et porte-parole du président de la République, poste éminemment stratégique, qu’il conserve
treize ans. Plus apparatchik qu’électron libre, l’inamovible « AA » connaît pourtant une semi-disgrâce en novembre 2003, quand les attributions de porte-parole lui sont brutalement retirées pour être confiées à Abdelaziz Ben Dhia. Mais il conserve son bureau au palais de Carthage et continue d’exercer son influence en coulisses.
Dix-huit mois plus tard, début 2005, il est nommé aux Affaires étrangères. Un poste auquel il n’était pas spécialement prédisposé. Le choix d’« AA » ne doit cependant rien au hasard : Zine el-Abidine Ben Ali veut un homme sûr pour piloter la réussite du Sommet mondial sur la société de l’information, organisé à Tunis, du 16 au 18 novembre 2005. Décrit comme un véritable Mazarin, Abdelwaheb Abdallah, dont la femme, Alia, préside le conseil d’administration de l’Union internationale de banques (UIB), passe aussi pour être un proche de Leïla Trabelsi-Ben Ali.
Abdelaziz Ben Dhia, 70 ans. Natif de Moknine, ce professeur de droit privé, ancien doyen de la faculté de Tunis, est issu d’une famille nationaliste de la moyenne bourgeoisie sahélienne.
Homme des dossiers sensibles et des missions secrètes, le ministre d’Etat, conseiller spécial et porte-parole du Président est parfois présenté comme l’éminence grise de Zine el-Abidine Ben Ali. C’est en réalité son premier collaborateur.
Abdelaziz Ben Dhia a débuté sa carrière ministérielle en 1978, à l’Enseignement supérieur et la Recherche scientifique. Assez discret, ce politicien tout en rondeurs et amateur de bons mots est devenu un des piliers du régime depuis qu’il a été propulsé, en 1996, à la tête du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir, après cinq années passées au ministère de la Défense – un poste nettement moins exposé que l’Intérieur,
la Tunisie ne possédant qu’une armée de dimension restreinte.
Caution libérale du gouvernement sous Habib Bourguiba, Abdelaziz Ben Dhia s’est transformé sous Zine el-Abidine Ben Ali en apparatchik modèle, et excelle dans le rôle de grand ordonnateur du « soutien inconditionnel et spontané » au Président. Plus royaliste
que le roi, c’est lui qui a coordonné la campagne du candidat président en 2004.
Son légalisme, sa loyauté et son absence d’ambition avouée expliquent en partie son ascension. Mais en partie seulement. Zine el-Abidine Ben Ali apprécie aussi ses qualités de juriste. Abdelaziz Ben Dhia a, en effet, été le principal artisan de la révision de la Constitution opérée en 2002 et c’est lui qui a rédigé l’amendement levant l’interdiction faite au Président d’exercer plus de trois mandats successifs…
Algérie : à l’ombre de l’armée
Saïd, Mustapha et Abdenacer Bouteflika : les frères du patron. Aîné d’une fratrie de sept enfants – il a trois frères et deux soeurs – Abdelaziz Bouteflika consulte régulièrement les membres de sa famille, y compris sa mère, très âgée mais toujours écoutée. Saïd
Bouteflika, son frère cadet, est peut-être son conseiller le plus influent.
Universitaire, c’est un ancien syndicaliste qui a conservé des antennes dans différents milieux. Le Président, qui redoute le syndrome de la tour d’ivoire, le sollicite fréquemment pour prendre le pouls de la société. Mustapha, lui, est son médecin personnel. Et sans doute le dépositaire du secret le mieux gardé d’Algérie : la santé du Président, opéré en urgence, officiellement d’un ulcère hémorragique, fin 2005. Mais, pour nombre d’observateurs, « Boutef » souffrirait en réalité d’un cancer de l’estomac… Enfin, Abdenacer, juriste et secrétaire général du ministère de la Formation professionnelle, intervient aussi régulièrement pour faire valoir ses avis auprès de son aîné.
Egypte : Omar Souleimane, l’indispensable
Ce général de 72 ans qu’on dit cardiaque est pourtant depuis une douzaine d’années le plus proche collaborateur d’Hosni Moubarak, son oeil et son oreille.
Apprécié à la fois des Egyptiens, des Américains, des Israéliens et des Palestiniens, ce professionnel du renseignement est au centre des dispositifs sécuritaire et diplomatique du vieux pharaon. Diplômé de l’académie militaire soviétique de Frounze, mais aussi de l’université du Caire – en droit et en sciences politiques –, il prend la tête des services de renseignement de l’armée, en 1989, et, à ce titre, coordonne le déploiement des troupes égyptiennes en Arabie saoudite, pendant la première guerre du Golfe (1990-1991).
En mars 1991, il devient le chef des moukharabarates, avec rang de ministre. Il gagne la confiance aveugle d’Hosni Moubarak quand il lui sauve la vie, en juin 1995. Alerté sur la présence possible de terroristes du Djihad islamique à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, où devait se rendre le raïs pour un sommet de l’Organisation de l’unité africaine, il insiste pour que le Président ne circule qu’en voiture blindée. L’attaque du cortège officiel lui donne raison, mais le raïs est indemne.
Garant de la stabilité du régime, Omar Souleimane a la haute main sur tous les dossiers sécuritaires depuis le limogeage d’Hassan el-Alfi du ministère de l’Intérieur, en novembre 1997. Il dispose également d’un épais carnet d’adresses à l’étranger et s’est transformé en infatigable négociateur de trêves dans le conflit israélo-palestinien. Et est tout naturellement devenu, comme envoyé spécial personnel d’Hosni Moubarak auprès des dirigeants de la région, un des hommes clefs du Moyen-Orient.
Libye : la loi du clan
Abdallah Senoussi, l’époux d’une des soeurs de Safia, l’épouse du Guide. Il est maintenant numéro deux des services secrets extérieurs, et qui a écopé d’une condamnation par contumace à la prison à vie pour son implication dans l’attentat contre le DC 10 d’UTA, en 1988, a guidé les premiers pas sur la scène politique du fils du Guide, Seif el-Islam. Il jouit de l’entière confiance de Mouammar Kadhafi, qui s’appuie désormais résolument sur son réseau
familial pour gouverner, puisque son autre éminent conseiller est Ahmed Kaddafeddam, son propre cousin, qui le suit comme son ombre dans tous ses déplacements.
Mais le véritable homme fort, derrière le Guide évidemment, se nomme Moussa Koussa. C’est un janissaire sans états d’âme entièrement dévoué à un maître qu’il comprend en un clin d’oeil. Né à Tripoli, en 1950, il a effectué une partie de ses études aux Etats-Unis, dans le Michigan, avant d’entrer dans les services secrets. Aujourd’hui patron des services spéciaux, il a trempé dans tous les coups tordus du régime avant de gérer les dossiers les plus sensibles : le règlement de l’affaire de Lockerbie, la renonciation par la Libye à son programme d’armes de destructions massives, la libération des infirmières bulgares. Négociateur hors pair, cet homme, qui a longtemps symbolisé la face sombre de la Jammahiriya, est devenu l’interlocuteur obligé et respecté des Occidentaux, et notamment du secrétaire général de la présidence française Claude Guéant.