A la lumière de l’histoire des migrations et des colonisations, il peut apparaître que toute forme d’assimilation sociale est en fait un processus de destruction et qu’il n’est de bons assimilés que transparents ou identiques à « Soi ». Et c’est bien ce qui se passe quand le « Soi » – le locuteur – n’est pas évolutif ; et quand il l’est, au lieu d’assimilation, on peut alors parler d’intégration, et encore !… Pour qui, de qui ?
L’immutabilité n’est pas un caractère humain, et rien de vivant sur terre n’est immuable : une queue qui bondit, un nerf qui saille, une raie qui frémit, un homme qui pleure, une femme qui hurle, un tableau de Kandinsky, une errance de Mahler, un solo de Miles Davis, un poème de Césaire, une élégie de Rilke, une sonate de Pavese… modifient un regard, une pensée, un sentiment, varient sous ce regard, mille pensées, maints sentiments, et s’acheminent ainsi d’un homme à une femme, d’une personne à un groupe, d’un groupe à tout un peuple, suivant le temps qu’il fait, le temps qui passe, l’espace qui moule, le sentiment qui précède, accompagne, l’objet qui entoure, la rumeur qui pousse, les épines qui fouaillent, roses qui attristent. Rien de vivant n’est immuable et n’échappe à la réciprocité des influences, à la relativité des sensations – de la même façon qu’une chose, qu’un objet, quel qu’il soit, est modifié par le regard ou le doigt qui s’y pose. Rien de vivant n’est immuable. Et une Nation est un corps vivant.
Alors, de deux choses l’une : ou on n’admet pas qu’un élément étranger soit intégré dans un ensemble, ou on l’admet. Et si on l’admet, il faut bien se rendre à certaines lois et savoir que cet élément non seulement se modifiera, modifiera tous les autres éléments de l’ensemble, mais que l’ensemble lui-même en sera modifié. En d’autres termes, un étranger qui s’intègre dans un groupe, une nation par exemple, doit s’adapter, et par les efforts de sa volonté et de son organisme, et par les influences inévitables ; de même devront s’y adapter les autres membres de cette société ; et la nation elle-même devra s’adapter à ce nouvel élément étranger, s’adapter non seulement à son corps mais aussi à son histoire et à son imaginaire, faute de quoi elle courra à la sclérose, à la mort, et au mieux elle aura sans cesse à faire face à des crises, à des « fractures ». Les efforts d’adaptation ne peuvent provenir du même et seul sens, mais doivent être réciproques, équitablement réciproques. Une véritable politique d’intégration sociale ne peut s’instaurer que dans une telle optique corrélationnelle. C’est cela aussi qui fonde l’identité, l’unité et la cohésion d’un groupe, d’une Nation – entité capable d’assumer et de synthétiser ses contradictions, à l’image « du grand artiste qui accueille en lui toutes les voix » (Walt Whitman).
Prendre garde à l’intégrisme culturel
Et s’il est fortement souhaitable qu’une Nation repose sur certains principes et sur des valeurs dans lesquelles se reconnaissent et doivent, par consentement et contrat, se reconnaître tous ses membres ; s’il est légitime qu’elle veille à l’intégrité de son territoire ; il devient par contre utopique, voire absurde, qu’elle pense son identité comme immuable et relevant de l’intégrisme culturel – ce qui n’est pas incompatible avec « la part de spécificité, de noyau irréductible, que comprend toute culture. » (Jean-Paul Sartre, Orphée noir)
Une Nation est un corps vivant dont l’identité ne peut se décréter ni se mesurer seulement à l’aune de ses points fixes et ensoleillés, de ses nostalgies et masturbations, en évacuant toute la part lunaire et toutes les influences, intrusions, inconnus, imaginaires, variables et autres transversalités qui la constituent à chaque instant – amant d’une nuit ou de toujours. Une Nation ne peut s’arrêter à être que « ça », mais toujours « ça et autre chose », « ça et ceci et ailleurs ». Une nation ne se fige que par cela même qui la fixe et la suspend au bout d’une corde. Son identité ne relève ni du fini ni du définitif, mais d’évolution perpétuelle : point de tension doué de propriétés actives, lieu de dialogue et de copulation entre le fixe et le mobile, le dedans et le dehors, l’inné et l’acquis, l’acquis et le désiré, le rêve et la réalité, le su et l’insu, le miroir et l’inouï, le visible et l’invisible, entre ce qui a été et ce qui sera, et qui en fera sa richesse ou… son effondrement. Pour exister, et comme toute personne, une nation a besoin d’au moins deux amours : « Mon pays et… ». Aussi n’est-il que pure et fatale illusion de penser qu’on marchera et avancera mieux sans l’Autre, sans un pied levé, sans l’inconnu, sans le risque, sans le tremblement, sans l’incertitude, sans cette part exogène et d’angoisse productrice de rythme et donc de sexe, sans cet élément « kitsch », étranger, qui nous gêne réellement aux entournures – à l’image de la colombe de Kant « laquelle, parce qu’elle vole bien dans l’air léger estime qu’elle peut mieux voler dans le vide », ainsi que le rappelle Fernando Pessoa dans L’heure du diable.
Dans cette optique, être Français c’est assimiler cette loi de la relativité des sensations ; c’est assumer ce mouvement de va-et-vient entre les constantes et les variables; c’est accepter entièrement ce qui a été, prendre en compte ce qui est et y apporter ce qui sera. En somme, être Français au présent, c’est être vivant ; c’est hériter et contribuer – en bien ou en mal.
Par Marcel Zang