« Liti liti » : quand la mémoire d’un quartier raconte le Sénégal d’aujourd’hui


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Liti Liti
Liti Liti, premier long métrage documentaire du talentueux Mamadou Khouma Gueye Source : Cinesunugal

À travers Liti liti, son premier long métrage documentaire, Mamadou Khouma Guèye explore la mémoire vivante d’un quartier populaire de la banlieue de Dakar, menacé par les bulldozers du progrès. Présenté en première mondiale, le 6 avril 2025, au prestigieux festival Visions du Réel en Suisse, le film mêle récit intime et critique sociale. Il s’appuie sur la parole puissante d’une femme, sa mère, Sokhna Ndiaye.

Dans cette banlieue Dakaroise appelée Guinaw-Rail, à Pikine, se joue en miniature le drame d’un pays pris entre modernité et abandon des siens.

Une voix maternelle pour dire la fatigue d’un peuple

C’est une simple question qui ouvre le film : « Que penses-tu de la situation du Sénégal ? » Une question posée par le réalisateur à sa mère, à travers laquelle se dévoile toute une histoire. Sokhna Ndiaye incarne les « oubliés du progrès« , ceux à qui on ne demande jamais leur avis. Elle vit depuis quarante ans dans une maison qu’elle a bâtie pièce par pièce grâce à la solidarité de la tontine, dans un quartier modeste de la banlieue dakaroise. Mais cette maison doit disparaître. Le Train Express Régional (TER), emblème du développement sénégalais, doit y passer. Si le projet n’est pas contesté en soi, c’est sa brutalité, son absence de concertation, qui blessent. « Les gens sont fatigués », dit-elle. Une phrase simple, mais qui résonne comme un cri.

Le progrès comme exil intérieur

Liti liti, mot qui signifie au Sénégal « attachement », est aussi un récit de déracinement. L’exode rural a conduit Sokhna à Pikine. Désormais, elle doit à nouveau quitter les lieux, poussée encore plus loin, vers un « nouveau Dakar » désertique. On leur propose Touba, une ville à des kilomètres de là, sans infrastructures, ni écoles, ni hôpitaux. « C’est la brousse ! », s’indigne-t-elle. Le documentaire ne montre pas seulement une maison en ruine, mais la disparition de tout un tissu social. Les murs tombent, mais avec eux s’effritent les relations de voisinage, les souvenirs, les rites soufis, les musiques, les prières, toute une vie collective qui disparaît dans la poussière des travaux.

Une mémoire militante, entre espoir et désillusion

À travers le regard de Sokhna, c’est aussi un engagement politique de toute une génération qui s’effondre. Militante active, elle a cru aux promesses d’Abdou Diouf, puis d’Abdoulaye Wade. Mais rien n’est venu. Alors elle dit, amère : « On a tout donné à la politique sans rien recevoir. » Loin de toute nostalgie stérile, Liti liti capte cette désillusion, mais aussi une forme de résistance tranquille, poétique, presque mystique. Le film redonne une voix à ceux que l’on n’écoute jamais : les femmes, les pauvres, les déplacés, les « gens francs », ceux dont la sagesse populaire est pourtant un trésor de lucidité.

Une œuvre cinématographique rare, entre documentaire et poésie

Liti liti ne se contente pas de filmer le réel : il le sublime. Le film est traversé par des images fortes, comme ce drapeau sénégalais qui flotte dans un trou de ruine. La caméra saisit les reflets dans l’eau, les ombres sur les murs, les sons du quartier. Elle crée une ambiance sensorielle qui dépasse le simple reportage. Mamadou Khouma Gueye avertit même le spectateur à un moment-clé : ce qu’il va voir est une mise en scène. Un geste rare dans le documentaire, mais qui donne au film une portée presque théâtrale, tragique. Il ne filme pas seulement sa mère, il filme une figure : celle d’un peuple à bout de souffle, mais debout.

Un cri d’amour et un acte politique

Avec Liti liti, Mamadou Khouma Gueye signe un premier film bouleversant, à la fois cri d’amour pour sa mère et acte politique contre un développement qui oublie les humains. Plus qu’un documentaire, c’est un poème visuel, une ode aux résistants de l’ombre, aux femmes qui portent le monde et qu’on efface trop souvent. À travers Sokhna Ndiaye, c’est toute une mémoire populaire qui trouve sa dignité à l’écran. Un film qui résonne comme une prière pour ne pas oublier.

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