Depuis le 1er décembre 2015, les prix des carburants obéissent désormais au libre jeu de l’offre et de la demande. Désormais, les Marocains ont la liberté de choisir la station où ils peuvent se servir. Cette libéralisation constitue en principe une opportunité pour l’économie marocaine car cela incitera tous les acteurs économiques à rationaliser leurs comportements. Toutefois, l’analyse de la démarche du gouvernement révèle plusieurs lacunes qui risquent d’empêcher les Marocains de profiter pleinement des bienfaits de cette libéralisation.
En effet, plusieurs risques planent autour de cette mesure qu’il va falloir juguler. Dans ce sens, l’incertitude sur les stocks constitue une réelle menace sur l’approvisionnement et un risque de hausse des prix. Ce qui est en cause ici est plutôt le timing de la libéralisation qui n’est pas bien opportun avec l’arrêt problématique de la production de l’unique raffinerie du Maroc (la SAMIR) assurant à elle seule près de la moitié des 60 jours de stock stratégique du pays. Surtout que le risque de rupture de stock avec la période hivernale (perturbation de l’approvisionnement en raison de la mauvaise météo) est encore plus grand et il faut le prendre au sérieux ! Car, en cas de pression sur les stocks, cela favorisera les spéculations de tous genres, et les prix flamberont. Pour réussir la libéralisation des prix au profit du consommateur, le gouvernement doit trouver au plus vite une solution au problème de la SAMIR.
Que prévoit le gouvernement Benkirane en matière de gestion du risque de change ?
L’incertitude porte aussi sur l’évolution future des cours de pétrole. Certes plusieurs études estiment que le cours du pétrole ne devrait pas dépasser les 60 dollars dans les 2 ans à venir. Néanmoins, rien n’en est moins sûr car on n’est jamais à l’abri d’un retournement de la conjoncture surtout dans le contexte géopolitique sensible actuel qui pourra faire repartir les cours à la hausse. Et en cas de retournement de la conjoncture, force est de constater que le gouvernement n’a rien prévu et se contente d’implorer le bon Dieu pour que ce statu quo perdure le plus longtemps possible. L’enjeu ici est d’éviter que le gouvernement remette en cause la libéralisation en intervenant sur les prix en cas de hausse des cours. Le cas de la suppression de l’indexation en 2000 suite à la hausse des cours à l’international est toujours là pour en témoigner. D’où la nécessité de prévoir des mécanismes d’accompagnement (mécanisme d’assurance mutuelle par exemple), sans remettre en cause le principe de libéralisation, et qui permettrait d’amortir la hausse éventuelle des cours à l’international. Et même si les cours sont bas aujourd’hui, soulignons qu’avec un dollar surévalué, les prix à la pompe seront plus élevés qu’ils ne devraient l’être. Ce fut le cas pour la dernière quinzaine du mois d’octobre dernier où la baisse du cours a été contrebalancée par la hausse du dollar. Le risque que fait peser les fluctuations du dollar est à prendre au sérieux. Mais que prévoit le gouvernement Benkirane en matière de gestion du risque de change ? A ma connaissance, rien de concret ! La gestion du risque de change renvoie aussi à la nécessite de reformer la politique de change. Là encore, une réflexion est à mener et des mesures sont à prendre.
Mais le plus grand oubli de cette « libéralisation » reste la fiscalité. Rappelons qu’aujourd’hui, la TVA et la TIC (taxe sur la consommation interne) représentent 40,6% du coût de revient d’un litre de carburant. Le gouvernement profite du caractère incompressible de la demande sur les carburants pour maximiser ses recettes fiscales. Malheureusement, cela rendra les prix rigides, et empêchera le consommateur de profiter des bienfaits de la libéralisation des prix dont les bienfaits seront toujours amortis par la part fixe de la TVA et de la TIC. En l’absence d’une reforme de cette fiscalité des produits pétroliers, la libéralisation ne donnera pas son plein effet. Pour la simple raison que lorsque le prix d’un litre de carburant dépend à 90% du cours du baril et des taxes. Les distributeurs ont peu de marge pour faire jouer la concurrence par les prix. Il est alors indispensable que l’Etat relâche substantiellement sa pression fiscale, pour que les distributeurs aient plus de marge d’intervention, et les consommateurs puissent profiter du jeu de la concurrence en termes de pouvoir d’achat. Sinon, il n’y aurait que quelques centimes de différence entre les stations qui n’inciteraient pas à changer de fournisseur, surtout s’il faut parcourir un long trajet pour en profiter.
Le risque d’entente implicite ou explicite pourrait faire augmenter le prix
Certes, les distributeurs ont désormais la liberté de fixer le prix en fonction des frais engagés et de leur stratégie marketing, mais il n’en demeure pas moins que les risques d’abus existent. Ainsi, le risque d’entente implicite ou explicite, lequel pourrait faire augmenter le prix au détriment des consommateurs (la récente condamnation par Royal Air Maroc de l’entente entre certains fournisseurs de kérosène est très instructive). Si l’entente anti-concurrentielle est interdite par la loi, encore faut-il qu’il existe des mécanismes d’application effectifs. Or, l’organe de régulation ad-hoc (Conseil national de la concurrence) est toujours sur le papier, alors même que l’ouverture du marché est déjà effective. A titre d’exemple, la libéralisation des télécommunications a commencé en 1999. Un an auparavant, en février 1998, l’Agence de réglementation des télécommunications (ANRT) était déjà en place. Cette condition préalable a été occultée dans le cas de la distribution des hydrocarbures.
C’est à ce niveau que le gouvernement Benikirane doit prévoir une stratégie de régulation sectorielle intelligente qui permet à la fois de prévenir les abus, et en même temps garantir le libre jeu de la loi de l’offre et de la demande. Le but étant de lutter contre le risque d’abus du pouvoir, notamment les ententes sur les prix, mais aussi les monopoles de fait sur certains axes routiers. N’oublions pas non plus le risque de l’approvisionnement auprès du marché de la contrebande à bas prix, ou de réduction de la qualité dans certaines stations services, voire la création de points d’approvisionnement informels.
Somme toute, si l’application de la vérité des prix est intrinsèquement bénéfique pour l’économie nationale, il n’en demeure pas moins que le gouvernement Benkirane, comme d’habitude, met la charrue devant les bœufs, en omettant de satisfaire à toutes les conditions préalables pour réussir cette libéralisation des prix des produits pétroliers. C’est la raison pour laquelle l’on ne peut pas parler d’une véritable reforme avec une vision et une stratégie. Il ne s’agit que d’un ajustement opportuniste, permis par la conjoncture, comme ça était le cas avec la caisse de compensation.
Hicham El Moussaoui, Maitre de conférences en économie à l’université Sultan Moulay Slimane (Maroc).
Article publié en collaboration avec Libre Afrique