Les soeurs au coeur du génocide


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Prière
Prière

Soeur Scholastique a perdu plusieurs membres de sa famille lors des massacres de Sovu. Si elle ne s’est pas portée partie civile contre les deux soeurs jugées à Bruxelles pour crime contre l’humanité par le tribunal belge, sa « fuite » vers le Rwanda, fin novembre 1994, a sans doute participé au démarrage de l’enquête contre les religieuses. Témoignage.

« Les accusées sont mes consoeurs », déclare soeur Scholastique. A la barre de la Cour d’assises de Bruxelles, le témoin entame un long récit. Membre de la communauté des Bénédictines de Sovu, au Rwanda, depuis plus de 30 ans, elle a connu les soeurs Gertrude et Kisito, simples aspirantes. A l’heure du génocide, Scholastique est en charge de l’hôtellerie. Elle accueille les visiteurs en retraite au couvent de Sovu. Et lorsque les massacres commencent à Butare, elle refuse, jusqu’au bout, de quitter sa nièce, « du nom de Chantal, et son bébé, Crispin, âgé d’une année et demi ».

Son récit semble clair et solide. Elle reproche à la mère prieure d’avoir refusé de protéger sa famille, celle des autres soeurs. Du massacre des réfugiés au centre de santé, elle se rappelle que « soeur Gertrude ne voulait pas qu’ils restent là-bas », qu’elle a fait « amener les militaires pour qu’ils les évacuent ». Elle évoque encore la grande attaque du 22 avril, qu’elle observait depuis les fenêtres du monastère. De là, elle « voyait les maisons brûler. La maison dans laquelle logeaient les travailleurs du dispensaire a été brûlée par de l’essence. Nous voyions la fumée monter, nous entendions les cris des personnes, nous entendions les grenades. »

La protection des soeurs

Sans beaucoup de précisions, elle évoque les chefs de milice. Emmanuel Rekeraho, « qui se faisait le plus voir », Jean-Baptiste Muvinyi, présent au couvent le 23, alors que d’autres soeurs « s’étaient réfugiées » à Ngoma. Ce 23 avril, soeur Scholastique refuse de prendre le convoi mis en branle par mère Gertrude, « fuite » improvisée des soeurs vers un autre refuge. En compagnie de Bénédicte et Fortunata, elle reste au couvent. « Nous y avions de la famille », explique t-elle. « Nous n’avons pas voulu laisser les membres de nos familles. Nous aurions préféré mourir avec eux. »

Aux questions du Président, elle explique avoir demandé que sa nièce, Chantal, ainsi que son bébé, puissent venir avec eux. Elle [Gertrude] lui aurait répondu : « on prend les soeurs et rien d’autres ». Et lorsque le bourgmestre de Huye l’invite à s’échapper du couvent dans un second convoi, elle refuse d’abandonner les réfugiés car il y avait parmi eux les membres de sa famille. « Il m’a dit de les mettre dans la maison et de fermer les fenêtres et les portes », précise-t-elle. Elle évoque également la colère de Rekeraho, lorsqu’il apprend que les soeurs Kisito et Gertrude sont aussi parties. « Il était fâché. Il m’a dit : ‘Elles m’ont trahi’. » Mais c’est elle qui, à la demande du chef de milice, devra consigner par écrit la liste des réfugiés encore présents au monastère.

« Elle n’a pas épargné les enfants »

Elle raconte encore la sélection effectuée par Rekeraho. Les réfugiés sont sortis à la demande de Gertrude, raconte t-elle. « Le chef des interahamwes faisait sortir toute personne qui était tutsie et laissait les hutus de coté. » Ils seront par la suite massacrés. Ce jour là, le 25 avril, « il a épargné les membres de nos familles. » Quand le président Maes interroge le témoin sur le comportement de Gertrude avec les enfants, son récit est sans concession : « Elle n’a rien fait. Les enfants partaient en pleurant. Ils s’agrippaient à ses robes pour la supplier. Elle leur aurait répondu : ‘partez, rejoignez vos parents' ».

« Elle n’a pas épargné les enfants. » Elle affirme, comme d’autres témoins avant elle, que ce 25 avril, Emmanuel Rekeraho souhaitait encore épargner les familles. Comme d’autres, elle rapporte les propos du milicien : « J’ai suffisamment tué comme cela, vous les laissez ici. Je ne vais pas les tuer et en plus, la guerre va bientôt prendre fin. Ce ne sont pas eux qui vont ramener la monarchie tutsie au Rwanda. »

« Adieu, je vais mourir »

Le 6 mai, « après la prière matinale, des soeurs m’ont rejoint à la cuisine pour me dire que Gertrude imposait le départ des familles des religieuses », explique-t-elle. « Vers 15h, j’ai entendu les interahamwes encercler le couvent. Soeur Stéphanie est venue frapper à ma porte pour me dire que Chantal voulait me voir. Elle me demandait de lui apporter sa carte d’identité. »

« Chantal m’a dit que soeur Kisito lui avait dit de sortir (…) et les gendarmes aussi. Ils frappaient (…) Chantal me l’a dit en pleurant (…) Elle m’a dit : ‘Adieu, je vais mourir' », poursuit Soeur Scholastique, émue. Un lourd silence enveloppe la Cour, tandis que le témoin essuie quelques larmes. La religieuse continue son récit et dresse le lourd bilan du massacre des familles des soeurs. Fortunata, qui a perdu un cousin, et son petit neveu. « Un vieux, du nom de Cyril est tué en haut du monastère (…) Le père de soeur Bernadette, ainsi que son frère, ont été tués en cours de route. »

Passer le voile, pour survivre

Puis encore la famille de soeur Régine. Un policier, Xavier, va tuer six personnes dans la cour du couvent. A leurs supplications, il accepte de les abattre par balles. Réclame 10 000 Frw. Les réfugiés fournissent 7000 Frw. Le milicien s’en contente, « les soeurs, vos filles, vont rembourser », dira t-il. Soeur Gertrude, outre les soeurs, aurait-elle pu sauver les membres des familles des religieuses ? Pour maître Jaspis, le fait de porter le voile offrait aux soeurs une certaine protection vis à vis des milices. Leur chef, Rekeraho, aura, semble t-il, utilisé tous ses pouvoirs afin de les épargner des machettes de ses miliciens. Alors maître Jaspis demande au témoin si quelques personnes avaient pu survivre, grâce au port du voile. « Oui, Rekeraho avait dit qu’il ne pouvait pas tuer les soeurs », affirme le témoin, précisant que « le bourgmestre de Huye a dit, à propos des postulantes : ‘Comme on ne tue pas les soeurs, si ces jeunes filles portent les voiles, elles pourront survivre' ».

Devoir d’obéissance

De l’agressivité de soeur Gertrude, évoquée cette fois par maître Beauthier, Scholastique rappelle, qu’entre le 25 avril et le 6 mai, à chaque moment où elle rencontrait une soeur qui avait de la famille là-bas, elle lui demandait de partir : « pour qu’on ne détruise pas notre couvent ». « Nous évitions de la rencontrer », raconte encore le témoin, ajoutant « elle me demandait pourquoi je n’envoyais pas dans les brousses Chantal et ses enfants ? »

Mais à Sovu comme à la Cour, les règles de Saint Benoît semble aussi guider les témoins. Lorsque Georges Henry Beauthier demande à soeur Scholastique si, à un certain moment, son devoir d’obéissance a été supplanté par ses sentiments humains, la religieuse affirme : « je n’ai rien fait qui aurait supplanté l’obéissance, l’autorité. » Et sur son retour à Sovu, en novembre 1994, alors que la communauté était encore exilée à Maredret, en Belgique, la soeur estime avoir prévenu les autorités de son départ et ne pas avoir fui. Par ailleurs, et selon certains témoignages, le conflit entre soeur Scholastique et soeur Gertrude daterait de l’élection de cette dernière à la tête de la Congrégation, en juillet 1993. Soeur Scholastique y aurait perdu un poste convoité. Ce qu’elle réfute. Reste encore le mystère de soeur Bénédicte, dont plusieurs membres de la famille aurait été assassinés. Au juge Vandermeersch, maître Alain Vergauwen demandait pourquoi cette dernière, qui n’avait formulé aucun reproche contre la mère supérieure, n’était pas invitée à la barre. Cette fois, il évoque un membre de la famille de Bénédicte, sa nièce, réfugiée au couvent et assassinée elle aussi. Le témoin confirmera.

Stéphanie Maupas, Bruxelles, correspondance particulière

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