Après avoir été diffusé sur les écrans africains, Les Saignantes, de Jean-Pierre Bekolo, sera projeté à partir de mercredi à Paris. A travers les péripéties de deux jeunes femmes, ce film d’anticipation invite à changer une Afrique dont l’avenir s’annonce sombre et questionne également le cinéma du continent.
«Nous étions en 2025 et rien n’avait changé» : ainsi débute les Saignantes, dernier film du réalisateur camerounais Jean-Pierre Bekolo qui sort mercredi 20 mai au cinéma l’Entrepôt, à Paris.
Il s’agit d’une œuvre d’anticipation qui dépeint un avenir très sombre de l’Afrique. Dans une ville non identifiée, Majolie, une belle jeune femme, offre son corps au SGCC (le secrétaire général du cabinet civil), un haut dignitaire, qui meurt d’un arrêt cardiaque. Paniquée, elle appelle son amie Chouchou qui l’aide à se débarrasser du cadavre auprès d’un boucher. Mais elles réalisent que les funérailles de l’homme peuvent leur permettre de sortir de la misère et décident de trouver un nouveau corps pour la cérémonie. Au cours de leurs péripéties, le Mevungu, une société secrète interdite aux hommes prend de plus en plus de place… Le film tourné au Cameroun met en scène plusieurs maux dont souffrent les sociétés africaines à l’heure actuelle : la misère, la corruption et la banalisation de la mort. Sur le plan esthétique, le réalisateur innove. Le spectateur n’a pas le temps de reprendre son souffle : l’éclairage, la musique et la danse sensuelle des corps le transportent dans un univers déroutant rempli de références fantastiques.
Tout au long du film, Jean-Pierre Bekolo pose des questions sur la société de son pays et le cinéma africain à l’aide d’inserts visuels : Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ? Comment faire un film policier quand on ne peut pas enquêter ? Comment faire un film d’horreur dans un endroit où la mort est une fête ? Eclairage du réalisateur.
Afrik.com : Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce film ?
Jean-Pierre Bekolo : J’avais envie de poser un regard assez fort sur la société et le cinéma africain en particulier. Je voulais exprimer de manière assez forte ce que je ressentais. Quant aux filles, elles sont un sujet intéressant car lorsqu’elles ont un comportement ambivalent, tout le monde s’en mêle : les traditions, la police… C’est moins radical lorsqu’il s’agit de garçons. Elles me permettent de politiser mon regard sur la société.
Afrik.com : Le film montre un avenir sombre. Êtes-vous pessimiste pour le futur de l’Afrique?
Jean-Pierre Bekolo : Non, je ne suis pas pessimiste. Je montre ce qu’on aura si on continue sur une mauvaise voie. S’il n’y avait pas d’espoir, je n’aurais pas mis le film au futur. Il y a encore une chance, l’Afrique n’est pas condamnée. Je veux faire peur aux gens pour qu’ils améliorent les choses.
Afrik.com : Il y a beaucoup de thèmes abordés dans le film. N’avez-vous pas peur de perdre un spectateur qui ne connait pas bien les problèmes de l’Afrique ?
Jean-Pierre Bekolo : Le cinéma actuel nous rend paresseux, il nous pousse à la consommation. Je ne suis pas d’accord avec ce cinéma. Un film peut donner autant de connaissances générales qu’un livre : il peut instruire, enseigner de manière durable, c’est-à-dire qu’il peut être utilisé par plusieurs générations. Les Africains ont des problèmes complexes à résoudre, il faut donc qu’ils regardent des choses complexes.
Afrik.com : Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour sortir le film ?
Jean-Pierre Bekolo : Au Cameroun, le système n’est pas habitué à des films comme celui-là. Nous avons eu des difficultés avec la censure : le film a été taxé de pornographique. Ces problèmes ont été résolus. Il y a aussi eu des problèmes de diffusion. Au Cameroun, la dernière salle ouverte n’en était pas vraiment une : elle était gérée par un français qui la louait pour projeter des films. En France aussi, il y a eu des difficultés liées au système qui est très fermé : ce qui est nouveau a du mal à émerger. Je dois distribuer le film moi-même, et c’est difficile de trouver des salles. Les jeunes n’ont aucune chance dans ce système qui protège un petit groupe plutôt que de favoriser la création.
Afrik.com : Quel accueil a connu le film ?
Jean-Pierre Bekolo : En général, le public a adoré le film ! Mais il y a plusieurs degrés de lecture. Tout le monde lit le premier (l’histoire des filles), mais pas forcément ce qu’il y a derrière.
Afrik.com : Cette année encore, le festival de Cannes ne présente aucun film africain en compétition. D’après vous, à quoi cela est-il dû ?
Jean-Pierre Bekolo : Ce n’est pas un problème nouveau : c’est dû au système français dont je parlais. Il y a des choses qui sont créées en Afrique mais elles ne sont pas diffusées en France. Je trouve cela choquant. Il y a une définition de la culture que j’aime bien : « la culture, c’est la rencontre de l’autre ». Le cinéma français ne rencontre personne. Il faut se battre pour que ça change.
Les Saignantes, de Jean-Pierre Bekolo, avec Adèle Ado, Lorylia Calmel et Joséphine Ndagou, 92 min, sortie française le 20 mai à L’Entrepôt, dans le 14e arrondissement de Paris.