Les Haïtiens ont brisé les chaînes de l’esclavage depuis plus de deux siècles, mais 300 000 enfants continuent, sur la petite île, d’être asservis au profit de familles plus aisées que les leurs. Jean Robert Cadet a lui-même servi de « Restavec » depuis l’âge de quatre ans et, fait rare, est parvenu à s’en sortir. Aujourd’hui, il se bat pour que cette forme d’esclavage, ignorée par les autorités locales et la communauté internationale, soit, 200 ans après, (de nouveau) abolie.
Haïti a fêté, cette année, le bicentenaire de son indépendance. Mais bien que la première République noire du monde ait « brisé la chaîne de l’esclavage, les Haïtiens ont reproduit le [même] système » en changeant simplement de maître, estime Jean-Robert Cadet. L’homme parle en connaissance de cause puisqu’il a servi durant toute son enfance de domestique. Depuis l’âge de quatre ans, précisément, lorsque sa mère, noire, est décédée et que son père, blanc, qui refusait de le reconnaître, l’a confié à une ancienne maîtresse. Comme 300 000 enfants Haïtiens, il est devenu ce qu’on appelle un « Restavec ». Un esclave, explique Jean-Robert, qui a raconté sa vie dans un livre intitulé Restavec : enfant esclave à Haïti. Un enfant abandonné par sa famille démunie à une autre, plus aisée, avec l’espoir de le voir manger à sa faim et étudier. Tout en sachant qu’il travaillera dur pour satisfaire ses maîtres. Après s’être installés aux Etats-Unis, à New-York, les maîtres de Jean-Robert Cadet on amené leur Restavec avec eux, en espérant pouvoir continuer à l’exploiter. Sans penser qu’ils allaient devoir le laisser étudier. C’est ainsi que Jean-Robert a pu boucler un cursus universitaire, échapper à ses maîtres et prendre contrôle de sa vie. Il revient avec Afrik sur cette pratique héritée de l’esclavage, sur l’attitude passive des Haïtiens et sur les solutions qu’il a exposées devant les Nations Unies.
Afrik : Quelles sont les origines de cette pratique des «Restavec» ?
Jean-Robert Cadet : Je pense que cela nous vient de la période de l’esclavage. Les esclaves travaillaient dans les champs et leurs enfants travaillaient chez leurs maîtres. Après l’indépendance, les Haïtiens ont perpétué ce système. Avec la mixité Noirs-Blancs, sont apparus les mulâtres. Et ce sont d’abord ces mulâtres qui ont été libérés par les Français. Eux mêmes, de peau moins foncée que les Noirs, ont à leur tour pris des esclaves. Après l’abolition de l’esclavage, les gens ont continué à prendre des enfants comme domestiques. Ils voulaient vivre la même vie que leurs maîtres. Jusqu’à aujourd’hui.
Afrik : Cette pratique a-t-elle un motif économique ?
Jean-Robert Cadet : Ce n’est pas une question économique. Car il y a des pays aussi pauvres qu’Haïti qui n’ont pas ce système. Comme à Cuba, où l’école est obligatoire et où tous les enfants y vont effectivement.
Afrik : Comment se déroule le passage de la famille biologique à cette famille d’accueil ? Existe-t-il une procédure juridique ?
Jean-Robert Cadet : Les parents biologiques demandent à la famille d’accueil à ce que l’enfant aille à l’école, à ce qu’il soit bien nourri. Des promesses sont faîtes, mais ne sont pas tenues. La loi à Haïti interdit bien aux enfants de moins de douze ans d’être engagés dans la domesticité, mais elle n’est pas appliquée. Les enfants très pauvres qui vivent dans la campagne n’ont même pas d’acte civil. Et si on demande à la patronne l’âge de cette petite fille (en montrant la photo d’une fillette d’environ sept ans qui passe la serpillière), elle dira qu’elle en a douze.
Afrik : N’y a-t-il aucun document à signer ?
Jean-Robert Cadet : Il n’y a pas de contrats. Les gens ne savent pas lire. Il y a cette promesse orale de la famille un peu plus aisée, à la famille très pauvre, que son enfant ira à l’école. C’est tout. Tout ce que j’ai pu apprendre de l’Etat est qu’il n’a pas les moyens de combattre ce système d’esclavage. Ni de rendre les écoles plus accessibles.
Afrik : Les familles savent pourtant, aujourd’hui, que les promesses ne seront pas tenues…
Jean-Robert Cadet : C’est comme une loterie. Les familles savent que l’enfant va souffrir. Mais elles ont toujours un petit espoir de gagner.
Afrik : L’Etat n’aurait donc pas les moyens de sauvegarder une trace écrite de ces adoptions… ?
Jean-Robert Cadet : Non… Mais vous venez d’utiliser le mot d’« adoption ». Hors cela n’existe pas en Haïti. Si un enfant va dans une famille, c’est parce qu’il y a une sorte d’inégalité entre la famille d’accueil et sa famille originelle.
Afrik : Existe-t-il des écoles publiques ?
Jean-Robert Cadet : A peu près 90 à 95% des écoles à Haïti sont privées. Les familles pauvres n’ont donc pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école. Même dans les quelques écoles publiques, il faut acheter de nombreuses fournitures, tels les uniformes, les livres…
Afrik : Après douze ans, les enfants peuvent donc être engagés dans la domesticité ?
Jean-Robert Cadet : Oui, mais à certaines conditions. Cette loi fait parti d’une Convention des droits de l’enfant élaborée par le Bureau international du travail et n’est pas spécifique à Haïti. Elle dit que les maîtres de ces enfants de plus de douze ans doivent les envoyer à l’école et leur donner un peu de temps pour se reposer, leur assurer des soins médicaux… Même dans la Constitution haïtienne, l’école est obligatoire, mais le gouvernement s’en moque.
Afrik : Vous expliquez dans votre livre que vous n’avez pas eu d’enfance ? N’avez-vous aucun souvenir de jeux avec d’autres enfants…
Jean-Robert Cadet : Les Restavec doivent rester à portée de parole de leurs maîtres. Ils n’ont pas de temps pour jouer. C’est encore beaucoup plus dur pour les filles, car elles sont le plus souvent violées, non seulement par le père de famille, mais aussi par ses garçons. Et si la fille tombe enceinte, elle est le plus souvent mise à la porte. Dans le cas où elle ne le serait pas, ses enfants feront une nouvelle génération de Restavec. La famille d’accueil fait également en sorte d’éliminer tout lien personnel avec les Restavec. Pour cela, on les appelle « Titfille » ou « Tigarçon ». Ils n’ont pas droit à la parole, ne peuvent pas s’exprimer, dire « j’ai faim » ou « je suis malade ».
Afrik : Et si ils souffrent énormément…
Jean-Robert Cadet : (étonné de la question) … Ca ne se fait pas. L’enfant est battu. Quelque fois même, si les enfants sont battus et viennent à en mourir, on jette leur corps dans la poubelle et c’est tout. Il n’y aura pas d’investigations.
Afrik : Les séquelles psychologiques pour un Restavec sont terribles…
Jean-Robert Cadet : L’enfant Restavec grandit sans enfance. Il est traumatisé. En Haïti, on dit des enfants traumatisés qu’ils sont « zombifiés ». L’enfant ne peut pas vous regarder dans les yeux, il baisse la tête, ne peut pas s’exprimer.
Afrik : Qu’arrive-t-il lorsque l’enfant atteint sa majorité ?
Jean-Robert Cadet : Environ 80% des Restavec sont des filles. On les préfère car elles sont plus dociles et ne s’enfuient pas. Alors que les garçons, essentiellement à cause de la maltraitance, prennent souvent la fuite. C’est pourquoi il y a énormément d’enfants des rues à Haïti. Ils forment des gangs… et on les retrouve dans les bandes de «chimères». Ces enfants armés et utilisés par le Président Aristide. Ce sont en effet souvent des anciens Restavec, qui n’ont plus de famille et se retrouvent au sein d’un gang.
Afrik : Vous évoquez un chiffre incroyable de 300 000 enfants ainsi réduits à l’esclavage… Pour quelle population ?
Jean-Robert Cadet : Il y a 8 millions d’habitants à Haïti, pour une population infantile d’environ 10%. 30% des enfants sont donc des esclaves privés d’éducation, d’amour, de dignité et de tout ce que le pays a à offrir. Ils ne font pas partie de la société. Moi même, je ne connaissais pas l’hymne national de mon pays, lorsque j’étais petit, car on ne me l’avait jamais appris.
Afrik : Peut-il arriver que l’enfant soit finalement bien traité ?
Jean-Robert Cadet : C’est très rare. Dans certains cas, les enfants vont à l’école, mais par le biais d’une ONG. Pas mal de foyers reçoivent des enfants. Ils sont censés aller à l’école entre 16 et 18 heures. Mais après avoir amené les enfants du maître à l’école, balayé, passé la serpillière… ils sont complètement épuisés. Et pour ce que j’ai vu, dans ces écoles, les enfants dorment en classe.
Afrik : Même dans les cas où les choses ne se passent pas trop mal, ce n’est pas le fait des maîtres mais plutôt des ONG…
Jean-Robert Cadet : Oui. Car les maîtres doivent donner leur permission pour que leur domestique puisse aller à l’école. Et quelquefois, l’enfant y va, mais 2 à 3 fois par semaines. C’était mon cas lorsque j’étais petit. Si mes tâches ménagères n’étaient pas terminées, je ne pouvais pas y aller. Un ami de la famille a même voulu m’emprunter pour travailler chez lui. De toutes les manières, l’enfant qui en amène un autre à l’école, le matin, puis qui y va à son tour l’après-midi, n’est pas intégré à la société.
Afrik : Comment le problème des Restavec est-il perçu par les Haïtiens ?
Jean-Robert Cadet : J’ai fait pas mal de discours dans les communautés haïtiennes, à New-York, à Miami… et les gens m’ont dit que j’avais exposé le linge sale du pays. Ils étaient choqués et avaient honte que cela ai pu se savoir. Ils savent que ce n’est pas normal, mais au fond, ils ne veulent pas se le dire. Les Haïtiens, à mon avis, pensent que ce système fait du bien aux enfants, que c’est pour leur bien qu’on le fait. Pour eux, ce n’est pas de l’esclavage. Mais si vous voyez le terme d’esclavage dans le dictionnaire, c’est une personne qui n’est pas payée pour le travail qu’elle effectue, qui n’a aucun droit, qui ne peut pas refuser un ordre de son maître… Après la sortie de mon livre, j’en ai envoyé un exemplaire au Président Aristide. Lui même m’a renvoyé son livre, où, dans le dernier chapitre, il explique qu’il espère un jour que les Restavec mangeront à table avec leurs maîtres ! Cela signifie que ce système d’esclavage est si enraciné dans la culture de ce pays, et que même le président de la République ne le voit pas prendre fin un jour. Les Haïtiens grandissent avec. Les enfants des maîtres que les Restavec amènent à l’école le reproduiront.
Afrik : Vous expliquiez que la seule réponse des autorités consiste à mettre leur manque de moyens en avant. Vous vouliez justement sensibiliser la communauté internationale à la nécessité d’agir, à l’occasion du Bicentenaire de l’indépendance d’Haïti…
Jean-Robert Cadet : Lofrsque j’ai été reçu à l’Onu, j’ai demandé à ce que les cérémonies soient boycottées. Car bien que Haïti ait brisé la chaîne de l’esclavage, les Haïtiens ont reproduit le système. Ils ont repris le même chemin. Il y a juste eu un changement de maître. Haïti dépend des aides financières du Canada, des Etats-Unis, de la France et du Japon. Je pense que c’est le bon moment de leur demander de faire pression sur le gouvernement et de conditionner toutes les aides financières au développement de l’éducation et à l’élimination de l’esclavage des enfants. Car la communauté internationale est déjà sur place, avec une base de l’Onu, des soldats français, américains, canadiens… C’est l’occasion d’agir, dans ce pays où le taux d’analphabétisme atteint les 80%. Ces pays demandent une Haïti démocratisée … mais la démocratie et l’esclavage ne sont pas compatibles.
Afrik : Le monde entier peut faire pression, mais comment faire si les Haïtiens ne sont pas eux-mêmes convaincus que ce système doit cesser…
Jean-Robert Cadet : Les Haïtiens ont cette habitude de réduire à la domesticité les gens qu’ils estiment inférieurs à eux. Il y a une hiérarchie selon la couleur de la peau, du plus clair au plus foncé. C’est le travail du gouvernement d’appliquer la loi et de faire en sorte que tous les enfants aillent à l’école. J’ai fait un reportage sur les Restavec qui a été diffusé à la télévision. Après sa diffusion, le gouvernement a demandé à changer le terme de « Restavec » en « adopté informel » ! Ils voulaient changer le nom, mais pas le statut de l’enfant. C’est pour cela que la communauté internationale doit jouer son rôle et faire pression sur le prochain gouvernement haïtien.
Restavec : enfant esclave à Haïti, de Jean-Robert Cadet, aux éditions du Seuil