Avec « Darwin’s Nightmare », le réalisateur Hubert Sauper signe un documentaire bouleversant sur les effets entrecroisés de la mondialisation des échanges : une fable tragique dont le pivot est constitué par le plus grand lac tropical du monde, le lac Victoria.
Il est des films qui frappent et après lesquels il n’est plus possible de regarder le monde avec les mêmes yeux. C’est le cas du film d’Hubert Sauper intitulé « Darwin’s Nightmare », qui sortira en France dans le courant du Printemps 2005, mais qui a déjà commencé sa carrière dans les Festivals, puisqu’il a obtenu un Prix à Venise en septembre 2004.
Ce n’est certainement pas un film à thèse, mais peu de films font autant réfléchir sur les délires de notre époque, entraînée par l’idéologie du profit dans des abîmes d’inhumanité. Rien n’est dit, tout est montré. Rien n’est expliqué, tout est révélé. C’est toute la force de ce film insolite : il ne nous propose pas de lecture rassurante ou d’explication apaisante. Il montre les blessures où notre époque saigne. Sans cautériser.
Le lac Victoria est au centre de plusieurs grands pays d’Afrique Centrale et de l’Est. Autant dire qu’à l’extrémité orientale du Congo, il baigne une zone de conflits perpétuels que l’actualité tragique ne délaisse jamais : massacres, offensives, invasions, évacuations, exodes, contre-offensives, paix provisoires. Depuis la déstabilisation majeure que constitua le génocide rwandais, jamais cette grande région ne connaît le repos, elle qui fut le berceau de l’humanité.
Les avions cargos déchargent les caisses d’armes…
Une telle situation profite à quelques uns : des norias d’avions cargos, souvent russes, très légalement affrétés par des compagnies européennes, déchargent jour après jour les caisses de munitions et d’armes, en alternance avec… les caisses d’aide humanitaire. Même provenance, même destination.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là : au cours des années 1960, un poisson jusque là inconnu du lac Victoria fut introduit dans ses eaux fertiles : la Perche du Nil. Ce redoutable carnivore s’acclimata tellement bien aux eaux chaudes du lac qu’il s’y multiplia, décimant les autres espèces de poissons. Or la Perche du Nil est particulièrement adaptée aux exigences de la grande distribution sur les marchés occidentaux : larges filets sans arêtes, viande blanche et facile à cuire.
Au cours de la dernière décennie, de superbes usines de conditionnement du poisson, subventionnées par la Commission européenne, ont donc vu le jour le long du lac Victoria, et si la pêche reste toujours aussi dangereuse (les crocodiles, les maladies), le poisson ne finit plus désormais sur les étals locaux, il part vers les usines, d’où des centaines de milliers de tonnes de filets soigneusement levés s’envolent quotidiennement vers l’Europe. C’est donc du lac Victoria qu’arrivent ces larges filets blancs qui cassent les prix dans les supermarchés…
… et repartent chargés de poisson !
C’est que leur acheminement est particulièrement bon marché, puisque les caisses réfrigérées empruntent pour leur voyage retour les avions cargos qui avaient atterri quelques heures avant, chargés d’armes. Lorsque vous entendez parler de nouveaux combats dans l’Afrique des Grands Lacs, Européens réjouissez-vous, le cours du poisson va baisser.
L’Afrique a bien connu le « commerce triangulaire », de sinistre mémoire, où les bateaux d’Europe se chargeaient d’esclaves en Afrique avant d’aller échanger leur cargaison en Amérique en échange de coton, par exemple… C’est un nouvel épisode de ce même feuilleton que l’on nous rejoue : les avions partent d’Europe avec les munitions et les mitrailleuses, ils rentrent avec les filets frais prêts à être vendus.
Un désastre pour les populations locales
L’écœurement gagne peu à peu, quand Hubert Sauper nous décrit le mode de vie des pêcheurs, le développement des villes champignons au bord du lac, autour de l’aéroport, l’essor de la prostitution, la propagation instantanée du sida, l’utilisation des résidus plastiques des usines par les enfants pour fabriquer une colle hallucinogène, la multiplication rapide des orphelins, sans abri fixe, la désagrégation du tissu social traditionnel autour du lac…
Tandis que l’on suit l’Odyssée lointaine des Perches qui volent vers l’Europe, la presse parle de famine en Tanzanie et d’aide alimentaire. On voit les immenses décharges pleines de squelettes de poissons qui sèchent, on voit les tristes carcasses décharnées récupérées pour la consommation locale. La Tanzanie meurt de faim, mais sa première exportation vers l’Europe est la Perche du Nil…
Cauchemar d’une mondialisation ignorante des hommes et aveugle à ses effets sur leurs conditions de vie. Cauchemar d’une Afrique assassinée par des guerres favorisées par des marchands d’armes sans scrupules, par des maladies que personne ne combat vraiment, et que l’ignorance propage. Cauchemar d’une Afrique pillée, au point même de mettre en danger ses richesses naturelles renouvelables… Comme le montre l’exemple du lac Victoria !
On regardera désormais autrement les filets blancs des Perches du Nil…
Winner – Best Documentary – European Film Awards
Winner – Europa Cinemas Label Jury Award – Venice
Winner – Vienna Film Prize – Viennale
Winner – NFB Documentary Award – Montreal
Winner – Best Film – Copenhagen Dox
Official Selection
Venice International Film Festival – Venice Days
Toronto International Film Festival
San Sebastian International Film Festival
Montreal New Cinema
Viennale
London International Film Festival
Hofer Filmtage
Kopenhagen Dox
Sheffield Documentary Film Festival
IDFA Amsterdam
Oslo Film Festival
Havanna Film Festival
Gothenborg Film Festival
Darwin’s Nightmare
A documentary by Hubert Sauper
France/Austria/Belgium – 2004 – 107min – 35mm