Abidjan, la capitale économique ivoirienne, danse au rythme du Coupé-Décalé depuis les vacances dernières. La « sagacité », c’est le nom de ce nouveau courant musical aux origines troubles. Chronique d’un mouvement culturel né, semble-t-il, de l’escroquerie.
Samedi soir. La deuxième chaîne de la télévision ivoirienne (TV2) diffuse une émission musicale : Panache. Une énième artiste de la « sagacité » se produit sur scène. La « sagacité » est le mouvement musical qui déferle actuellement sur la Côte d’Ivoire. Sa danse c’est le « Couper-Décaler-Travailler » ou plus simplement « Coupé-Décalé». Tout d’un coup, le chanteur se met à vider ses poches et s’avance vers la première rangée du public avec des billets de banque. Eh oui ! Il suffit de se fier au visage souriant de l’heureuse récipiendaire pour s’en assurer. Vous venez d’assister à une démonstration live de « sagacité ». Un nouvel art de vivre dont les origines ne semblent pas très reluisantes.
Danse d’escrocs ?
La « sagacité » présente bon nombre de particularités. La première, c’est un mouvement né en dehors de la Côte d’Ivoire, en Occident, à Londres et à Paris notamment. Deuxième particularité : c’est une musique « griotique » caractérisée par des Atalakus (vient de la RDC où les musiciens, reconvertis en animateurs, nommaient des personnalités dans leur chanson pour leur rendre hommage). Troisième, et non des moindres, singularité : c’est un courant dont les créateurs seraient des escrocs « repentis ». La légende veut, en effet, que de jeunes Ivoiriens, qui ont quitté leur Côte d’Ivoire natale pour se rendre en Europe au début des années 90, en soient à l’origine. Ils y ont « galéré », fait tous les petits boulots possibles et inimaginables. Parmi eux, l’on compte des Disc-Jockey (DJ) qui, pour faire face au quotidien, renouent avec leurs anciennes amours. Pour rendre la chose plus lucrative, ils commencent à faire l’éloge de personnalités plus ou moins fortunées qui viennent se distraire dans leurs boîtes de nuit.
Ces derniers les récompensent de généreux pourboires ou par le biais de consommations payées à des prix exorbitants. La différence est reversée au DJ encenseur. Mais la cupidité va décupler leur ingéniosité. Ils créent des réseaux pour utiliser frauduleusement les cartes de crédit. Ils ont par exemple un sbire à la poste qui intercepte de façon systématique tous les courriers provenant d’établissements bancaires. Ces courriers sont alors redirigés à l’adresse d’un autre membre du réseau qui se fait l’écho de la « bonne nouvelle » auprès de leurs autres complices. « Les brouteurs », comme on les appelle, s’en donnent alors à cœur joie dans les magasins. Ils viennent de « Couper ». Autre arnaque : à la faveur de la crise en Côte d’Ivoire plusieurs d’entre eux se sont constitués en Organisations Non Gouvernementales (ONG) et détournés les fonds récoltés. Leur forfait perpétré, ils « décalent », c’est-à-dire qu’ils s’enfuient vers Abidjan pour éviter toute poursuite.
Les DJ : nouveaux griots
Et que font-ils de leur pactole à Abidjan ? Ils « travaillent ». Ce qui veut dire, en termes clairs, qu’ils font la tournée des maquis abidjanais où officient leurs anciens collègues. Les DJ leur font des dédicaces qu’ils rétribuent à tout va. Les billets de banque volent alors dans tous les sens.
Pourtant, les Ivoiriens sont totalement conquis alors qu’ils découvrent peu à peu les origines douteuses du Coupé-Décalé. Certains pensaient d’ailleurs que le « travailler » était une incitation au travail justement ! Les DJ, quant à eux, ont trouvé dans un nouveau genre musical, l’opportunité de faire connaître leurs talents au grand public. Les nouveaux maîtres du Coupé-décalé n’ont qu’un leitmotiv : « ambiancer » (mettre de l’ambiance en argot ivoirien).
On compte parmi eux, la Dream Team, un des groupes les plus en vogue du mouvement musical. Personne ne résiste au fameux « à dormir, à dormir, dormir… à réveiller, à réveiller… ». Néanmoins si la « sagacité » fait danser, elle indigne également une Côte d’Ivoire en crise, où les gens connaissent de plus en plus de difficultés. Ses ambassadeurs ont en effet un style de vie ostentatoire (belles voitures, vêtements de marques …) mais surtout jettent l’argent par la fenêtre. Dans ce contexte, quel sera l’avenir de ce nouveau courant musical dont le seul mérite, à ce jour, est de distraire les Ivoiriens de leurs multiples soucis ? Une action qui vaut bien l’absolution pour tous ces créateurs, escrocs avérés ou supposés, pour toutes « leurs mauvaises actions ». Non ?!