Les musulmans chinois du Caire, entre exil et opportunisme


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Alors que des rafles s’abattent sur les Ouïgours du Caire, la communauté musulmane chinoise oscille entre collaborer avec le gouvernement chinois et la fidélité à leur foi. Reportage et enquête.

Dans une rue étroite du quartier Abbassia du Caire, assis devant un restaurant chinois sur des chaises en plastique peu coûteuses, Ma Songhui semble avoir perdu son appétit habituel.

Depuis le 4 juillet, plus de 200 de ses camarades chinois de l’université Al-Azhar – tous des Ouïgours – ont été arrêtés par la police égyptienne. Ceux qui ont pu échapper aux rafles tentent d’échapper aux autorités en se cachant dans la capitale égyptienne ou en quittant le pays, selon le président de l’Union ouïgoure pour l’éducation de Suède Nijat Turghun. Tous craignent d’être expulsés vers la Chine, où les attentent des détentions, des séances rééducation et de possibles tortures.

« Plusieurs des familles des Ouïgours en Chine ont reçu des visites des autorités. Il y a eu des pressions, et des menaces à peine couvertes. Ensuite, les policiers ont commencé à faire des raids dans les restaurants et les résidences des étudiants d’Al-Azhar. Quelques-uns sont parvenus à se sauver, mais la plupart s’attendent à être expulsés, » explique Ma Songhui, un Chinois musulman de 28 ans originaire de Linxia, dans la province du Gansu.

Ma est arrivé en Égypte en 2012 pour entreprendre des études religieuses à Al-Azhar, tout comme des centaines d’autres Chinois musulmans. Bien que la récente vague d’arrestations ne frappe jusqu’à maintenant que les Ouïgours, et non l’ethnie des Hui, à laquelle appartient Ma, il s’inquiète de ce que la répression peut impacter négativement sur lui et en particulier sur son avenir professionnel lors de son retour à la maison.

« C’était mon choix de venir à Al-Azhar et d’étudier notre religion ici. Mais maintenant, à vrai dire, je commence à le regretter, » dit Ma, qui utilise le nom arabe Abdullah. « Avec tout ce qui se passe, qui sait ce que les gens vont penser de mon université quand je vais rentrer chez moi, » dit-il en soupirant.

Grâce à son prestige inégalé, le flot d’étudiants chinois à l’université Al-Azhar n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années. Face à la montée des restrictions en Chine, plusieurs Chinois musulmans trouvent au Caire une oasis de liberté religieuse loin des doctrines rigides de leur pays. Or, avec la résurgence économique de la Chine – désormais l’un des plus grands partenaires économiques de l’Égypte –, les étudiants chinois de l’université Al-Azhar se retrouvent de plus en plus coincés entre leur désir de rester fidèle à leurs croyances, et leur volonté de rentabiliser leur savoir-faire.

Une tradition ancienne, mais révolue

Les choses n’ont pourtant pas été toujours aussi sombres pour la communauté musulmane chinoise du Caire, dont l’existence remonte au début des années 1930.

La première délégation d’étudiants musulmans chinois est arrivée à Al-Azhar en 1931, avec le soutien financier du gouvernement chinois, écrit Maurice Gajan d’Arab West Report. Dès cette époque, les plus hautes autorités de Chine étaient conscientes que les échanges religieux pouvaient servir de base à l’établissement de relations entre la Chine et les pays musulmans.

Avec un pied dans chaque culture, ce petit groupe d’azharites chinois s’est révélé être un important canal diplomatique entre la Chine et le monde musulman, en plus de jouer le rôle de leaders communautaires, contribuant à la survie de la culture islamique chinoise à travers les bouleversements politiques du vingtième siècle, écrit Wlodzimierz Cieciura, professeur adjoint au Département de Sinologie de l’Université de Varsovie.

L’établissement de la République populaire de Chine en 1949, officiellement athéiste, a sonné le glas des délégations chinoises à Al-Azhar, et les contacts établis ont été rompus à mesure que la répression à l’intérieur de la Chine s’intensifiait.

Ce n’est qu’en 1981, avec l’ouverture économique de la Chine, que les délégations chinoises au Caire ont recommencé. Beijing se remit à mettre de l’avant l’Islam chinois dans le but assumé de gagner les faveurs des pays musulmans, ce que Dru Gladney surnomme la « carte islamique » de Beijing. L’héritage des musulmans chinois, perçu jusque-là comme quelque chose de suspect, est devenu un levier à mobiliser, et le parrainage d’étudiants chinois à Al-Azhar a recommencé.

Avec la montée de la puissance économique de la Chine, les réseaux d’influence et de contact entre les deux pays se sont multipliés, offrant à Beijing de multiples façons de façonner les relations bilatérales en dehors de la diplomatie islamique, potentiellement peu fiable. Incapable de concurrencer les canaux officiels, la communauté musulmane chinoise a été reléguée à un rôle culturel.

« La Chine et les pays arabes ont visiblement adopté une attitude pragmatique en fonction de leurs propres intérêts dans leur implication des musulmans chinois. Pour ces derniers, cela signifie plus de liberté et des opportunités économiques accrues ainsi qu’une augmentation de leur influence politique et de leurs droits politiques dans leur pays d’origine, » selon Frauke Drewes, chercheuse de l’Université de Münster.

La communauté elle-même s’est transformée. La majorité des étudiants chinois à Al-Azhar dans les années 1980 étaient des Ouïgours, mais la situation a changé à partir des années 1990. Avec l’enrichissement des communautés chinoises, la proportion de Hui s’est mise à grimper, jusqu’à constituer une grande majorité des quelques 2000 étudiants chinois à Al-Azhar, selon Drewes. Gageons que les rafles des policiers égyptiens, visant spécifiquement les étudiants ouïgours, ne feront qu’accélérer cette tendance.

Une forme « soft » d’exil

Contrairement à leurs prédécesseurs, la plupart des étudiants chinois actuels à Al-Azhar préfèrent garder une certaine distance avec les affaires diplomatiques de leur pays. Beaucoup voient Al-Azhar comme une occasion de « changer d’air », une sorte d’exil temporaire leur permettant de fuir les restrictions religieuses en Chine, tout en obtenant un diplôme d’études supérieures.

« Il est certain que les discours ambiants en Chine n’étaient pas propices à mon développement professionnel, » explique Mu Lijun, un étudiant au master à Al-Azhar, originaire de Yinchuan, dans la région autonome Hui du Ningxia. « En plus des pressions sociales et des commentaires désobligeants et insultants qui sont faits en toute impunité, plusieurs gens autour de moi étaient confrontés à une forme de ‘plafond de verre’, limitant leurs possibilités d’emploi. »

Ce climat « malsain » envers la religion en Chine expliquerait, selon Mu, pourquoi il a voulu « s’échapper » en choisissant Al-Azhar, comme de plus en plus de ses coreligionnaires chinois le font.

Des années après la fin des persécutions de la Révolution culturelle, l’islamophobie reste encore bien vivante en Chine, explique Ma Tianjie, fondateur de Chublic Opinion. Par-delà les discours officiels qui insistent sur l’égalité de traitement des religions dites « nationales », dont l’Islam fait partie, les éructations islamophobes sont devenues choses fréquentes sur les médias sociaux.

En mai 2016, la vidéo d’une jeune étudiante Hui récitant le Coran avait suscité l’ire des internautes chinois, qui y virent un « culte du mal » (la même épithète utilisée pour les adeptes du mouvement Falungong, interdit). En juillet, la société de livraison de repas à domicile Meituan a été obligée de supprimer sa catégorie « halal » face à un barrage de critiques.

Cette intolérance se déroule dans un contexte où l’État se voit encore comme le garant des balises entourant les croyances religieuses. Il n’est d’ailleurs pas rare que ces campagnes soient lancées ou alimentées par des membres du Parti, comme Xi Wuxi, professeure de marxisme à l’Académie chinoise des sciences sociales, qui dénonce virulemment sur son blog ses compatriotes qu’elle considère comme trop sympathiques à l’égard de l’Islam.

Si Ma Songhui, comme plusieurs étudiants Hui, hésite à utiliser le mot « exil », préférant parler plutôt d’un « retour aux sources » et d’une « immersion spirituelle », ses collègues ouïgours assument et revendiquent ce statut.

Les Chinois musulmans trouvent à l’étranger une plus grande liberté religieuse et de pensée que dans les universités chinoises, explique Nijat Turghun, où il n’y a pas de place pour de telles pratiques. « Par exemple, il est interdit de jeûner, de prier, de porter un voile, de se laisser pousser une barbe pour les jeunes hommes, et de porter des jupes longues pour les étudiantes. La lecture et la diffusion de livres religieux dans les universités sont absolument interdites, » dit-il.

Face à ces restrictions, Al-Azhar se présente comme une bouffée d’air frais pour les étudiants à la recherche de leurs racines religieuses et d’un milieu où la parole est libérée.

« Ici, il est vrai que l’on peut s’adonner à notre religion sans avoir à se soucier de heurter la ligne ou d’enfreindre les règles de qui que ce soit. Nous sommes libres, dans un certain sens, d’explorer en profondeur ces savoirs en pratiquant et étudiant auprès de professeurs qui sont porteur d’un savoir qui n’existe pas en Chine, » dit Ma.

Un mirage d’opportunités ?

Derrière cette quête d’une catharsis spirituelle, il y a aussi des considérations bien terre-à-terre. Pour Na Juanhai, jeune musulmane chinoise originaire de la classe moyenne de Beijing, le séjour à Al-Azhar est autant une façon d’échapper au malaise croissant avec le rôle de sa religion en Chine que l’incarnation de son esprit entrepreneurial.

« Certains des propriétaires de ces établissements sont d’anciens étudiants d’Al-Azhar qui ont décidé de rester en Égypte. Ils ont trouvé ici leur propre petit paradis, un petit espace de liberté, et ils n’ont peut-être pas de raison de retourner en Chine », explique Na, désignant les restaurants chinois du quartier Abbassia, qui forment le point de rencontre de la petite communauté Hui du Caire.

« La plupart des étudiants viennent avec leurs propres moyens, en utilisant les fonds empruntés de leurs familles. Quelques-uns reçoivent des bourses, mais c’est une très petite minorité. La plupart doivent rentabiliser cet investissement, » explique Mu. « À l’origine je voulais retourner en Chine et devenir imam, mais je n’en suis plus certain maintenant. »

Turghun explique que si par le passé les diplômés d’Al-Azhar pouvaient facilement obtenir des emplois de choix à leur retour, la situation est bien différente aujourd’hui, en particulier après les émeutes qui ont ébranlé le Xinjiang en 2009.

« Dans le passé, les diplômes des universités islamiques étrangères avaient non seulement une bonne réputation, mais étaient aussi le signe d’un niveau élevé de connaissance islamique. Depuis, la situation a changé. La Chine a commencé à considérer ces étudiants comme une menace, parce qu’ils œuvrent pour la persévérance des croyances et de l’identité islamique. Ils constituent un énorme obstacle à la politique d’assimilation de la Chine pour les peuples du Xinjiang, » dit-il.

Pas étonnant donc que plusieurs des diplômés d’Al-Azhar préfèrent s’orienter vers des emplois moins prestigieux – et surtout, plus sécuritaires – dans le monde des affaires, en travaillant comme traducteurs en Égypte ou ailleurs dans le monde arabe, où ils peuvent obtenir des salaires relativement élevés.
« C’est une espèce de cadeau de grec, en vérité. Être musulman veut dire que l’on doit subir des invectives et vivre comme une minorité dans notre propre pays, mais cela veut aussi dire que l’on peut utiliser notre culture pour trouver un emploi. Il est évidemment plus facile pour nous de s’adapter et de s’entendre avec les Égyptiens, en raison de la langue et de la religion commune » explique Mu.

Mu explique que même s’il considère que les restrictions imposées par la Chine envers les musulmans sont injustes, il n’hésiterait pas une seconde à rejoindre les rangs des grandes compagnies d’État qui sont en voie de s’implanter autour du canal du Suez.

Cette volonté de réconcilier foi et patriotisme est d’ailleurs la ligne adoptée par les membres des élites musulmanes en Chine. Ding Wenjian, un imam à la mosquée Niujie de Beijing, se dit content de voir que la foi des jeunes Hui peut leur apporter des opportunités intéressantes.

« Les jeunes musulmans chinois peuvent soutenir de manière significative le développement de leur pays et devenir une partie essentielle des Nouvelles routes de la soie. Il est plus facile pour eux de créer des liens avec d’autres musulmans, car ils parlent une langue commune et partagent la même religion, » dit-il, après les prières du vendredi. « Ceci est particulièrement utile pour créer des relations de confiance entre les personnes et faciliter le commerce. »

Mais pour Ma Songhui, les opportunités lucratives que lui apporte son héritage perdent un peu de leur lustre alors que ses camarades de classe se trouvent désormais en prison ou en exil forcé. « On croyait être en sécurité, mais même ici, même à des milliers de kilomètres, les mêmes histoires se répètent, les mêmes déchirements et conflits, » dit-il.

Il termine finalement son plat de nouilles froides, déçu, dit-il, que le pays qu’il croyait être un peu le sien se soit retourné contre ceux qu’il avait invités sous le signe de l’amitié panmusulmane.

Il va bientôt obtenir son diplôme, finit-il par me dire, et ira demain porter des CV dans des compagnies d’État chinoises basées dans la Zone de développement du canal de Suez, où la Chine est devenue le plus grand investisseur. Peut-être trouvera-t-il là des opportunités qui compenseront pour ce qui n’était, en fin de compte, qu’un mirage.

Par François Napoléon Dube NB : Cet article a été produit à la suite d’une subvention fournie par Africa-China Reporting Project géré par le Département de journalisme de l’Université du Witwatersrand, Afrique du Sud.

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