Des équipes de télévisions françaises ont été victimes d’intimidations faites par les forces de sécurité fidèles au président Laurent Gbagbo, hier, lors de la marche des manifestants pro-Ouattara. Interdits d’émettre sur le territoire national depuis le 2 décembre, France 24, RFI et TV5 manquent à nombre d’Ivoiriens, tandis que d’autres, les trouvant trop enclines à défendre les intérêts et opinions du gouvernement français, estiment leur suspension justifiée. Reportage à Abidjan.
Les médias français ne sont plus les bienvenus en Côte d’Ivoire, et ceux de l’opposition contraints au silence. Alors que France 24, RFI et TV5 sont suspendus depuis deux semaines, lors des événements d’hier, au cours desquels les manifestants pro-Ouattara avaient tenté de marcher sur la télévision nationale (RTI) à l’appel de leurs leaders, des équipes de télévisions françaises ont été menacées par des soldats de l’armée régulière. « Des forces de sécurité fidèles au président Laurent Gbagbo ont menacé des équipes de télévision françaises qui couvraient la manifestation, dénonce Reporter Sans Frontières dans un communiqué publié ce vendredi. Une équipe de la chaîne France 2 a ainsi été braquée à la kalachnikov par des éléments du Centre de commandement des opérations de sécurité (CECOS). Les journalistes ont été plaqués au sol et l’ensemble de leur matériel a été emporté. Une équipe de la chaîne France 3 a, quant à elle, été dispersée par des tirs à balles réelles, sans dommages.» Reporter Sans Frontières rapporte également qu’ « Alassane Kanaté, cameraman occasionnel pour la chaîne France 24, a été arrêté à un barrage de militaires avant d’être conduit au commissariat central du Plateau, où il a passé la nuit. Le journaliste aurait été molesté. Il se trouve ce matin dans une clinique d’Abidjan pour recevoir des soins ».
D’autre part, des journaux proches du RHDP d’Alassane Ouattara n’ont pas pu paraître ce vendredi matin. Des hommes de la Garde républicaine ont effectué des descentes dans plusieurs imprimeries d’Abidjan, munis d’une liste noire. Et ils ont exigé des distributeurs de journaux de bloquer les titres incriminés «jusqu’à nouvel ordre». Ainsi, était-il impossible de trouver ce vendredi Le Patriote, Le Nouveau Réveil, Le Jour plus, L’Expression, Nord-Sud, Le Mandat, L’Intelligent d’Abidjan et Le Démocrate.
« Des informations tronquées juste pour satisfaire les intérêts français »
Pour certains Ivoiriens, ces mesures se justifient, tandis que pour d’autres elles sont inacceptables. L’opinion est aujourd’hui très clivée, elle varie en fonction de l’appartenance politique des uns et des autres. Ainsi, pour Oxyde Tanoh, 28 ans, technicien supérieur en communication, proche du parti de Laurent Gbagbo, la fermeté vis-à-vis des médias français s’impose. « La communication est le 4ème pouvoir que la France a utilisé pour assouvir sa soif de déstabilisation de la Côte d’Ivoire, estime-t-il. Après la mort de la Françafrique, il fallait trouver de nouveaux pions de chefs d’Etat à positionner par tous les moyens, à commencer par la communication. En donnant les résultats de la présidentielle ivoirienne alors que le conseil constitutionnel ne l’avait pas encore validé, France 24 ne commettait pas une erreur professionnelle, elle agissait à dessein, en vue de présenter Gbagbo comme un dictateur ou un malheureux perdant qui reste accroché au pouvoir. » Oxyde Tanoh, comme nombre d’Ivoiriens, n’a toujours pas digéré que France 24 ait annoncé les résultats donnant la victoire d’Alassane Ouattara sans prendre en compte la déclaration du président du Conseil constitutionnel qui, quelques minutes plus tôt, sur la télévision nationale, rappelait à la population ivoirienne qu’il devrait valider ces résultats avant qu’ils ne soient considérés comme officiels. « Ils auraient pu équilibrer les informations au moins, s’exclame M. Tanoh ! Nous sommes en coopération avec la France, donc il est tout-à-fait normal qu’une télévision ou une radio française émette en Côte d’Ivoire, mais nous ne voulons pas d’ingérence partisane. Et c’est ce que la France a fait. » Et lorsqu’on lui demande si la RTI, dirigée par des pro-Gbagbo, n’est pas tout aussi partisane lorsqu’elle ne livre pas les informations délivrées par le gouvernement Ouattara-Soro retranché à l’Hôtel du Golf, il reste catégorique : « La RTI ne peut pas donner la parole au camp de Ouattara. Parce que la RTI est une télévision républicaine qui défend les intérêts de l’Etat de Côte d’Ivoire et son Président élu. Ce sont des hors-la-loi, alors on les traite comme tels. »
Martial Boda, 27 ans, maître d’hôtel, était un inconditionnel de France 24, avant les élections ivoiriennes. « J’appréciais la promptitude avec laquelle cette chaîne traitait les informations jusqu’à ce que je constate, par l’exemple ivoirien, qu’elle pouvait aussi donner de fausses informations ou des informations tronquées juste pour satisfaire les intérêts français. » Même son de cloche chez lui, donc, que chez M. Tanoh. S’il tempère ses propos vis-à-vis de RFI qui, selon lui, « est un peu plus modéré » et « donne la parole aux opposants », son jugement est sans appel concernant France 24 : « S’il était possible qu’elle n’émette plus en Côte d’Ivoire, ce serait mieux ».
« Suspendre RFI ou France 24 n’est pas la solution »
Par contre, pour Jacques K[[Il n’a pas voulu que son nom de famille soit cité.]], il faut rétablir sans tarder les chaînes de télévision françaises et laisser sa liberté à la presse. « La RTI en ce moment fait de la rétention d’information, alors qu’en temps de crise l’information est très importante », souligne-t-il. Ce chômeur, proche du RHDP, « ne condamne pas du tout le fait que France 24 ait donné les résultats de l’élection qui tardaient à venir, alors que ces informations étaient connues de tous. » Et il souhaite « vivement » que les chaînes françaises puissent émettre à nouveau, afin que chacun puisse « élargir son champ d’information ».
Pour Jérôme Kouassi, chômeur de 37 ans sans étiquette politique, « suspendre RFI ou France 24 n’est pas la solution. Nous ne sommes pas en Corée du nord pour pouvoir être coupés du monde. Nous devons juger de nous-mêmes de ce que nous voulons comme informations. » De même, estime-t-il, la presse écrite doit rester libre : « On n’a pas à nous imposer des médias à lire et d’autres à ne pas lire ». Pour lui, la France à certes des intérêts qu’elle défend en Côte d’Ivoire, mais les médias hexagonaux ne doivent pas être les boucs-émissaires de la guerre des chefs que se livrent Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. « On parle d’intérêts français, mais s’il n’était pas question d’intérêts d’Ivoiriens il n’y aurait pas encore eu des morts, déclare-t-il. Alassane veut gouverner par tous les moyens pour satisfaire peut-être des intérêts français, mais aussi et surtout ses intérêts à lui-même. C’est-à-dire remplacer les grosses têtes du pays par des grosses têtes qu’il pourra lui-même manipuler. Idem pour Gbagbo ! Il peut bien laisser le pouvoir et éviter un bain de sang. Mais il s’y accroche pour son intérêt personnel. Alors, qu’on arrête de nous cacher la vérité ! »
En attendant que tous les médias puissent avoir de nouveau droit de cité, les Ivoiriens ont recours au système D pour diversifier leurs sources d’information. Le téléphone, grâce auquel ils peuvent joindre leurs parents et amis sur place et à l’étranger ; Internet – pas partout accessible – où les sites des médias internationaux sont disponibles ; et le satellite. Ainsi, Auguste Z[[Il n’a pas voulu que son nom de famille soit cité.]], 48 ans, administrateur civil, compte sur l’un de ses proches pour s’informer. « Le matin très tôt, je vais chez un ami qui a une antenne parabolique pour avoir les infos par satellite », raconte-t-il. « Je suis déboussolé, je ne sais plus à quel saint me vouer », confie-t-il, espérant ne pas devoir rester trop longtemps sevré. « C’est un droit fondamental du citoyen qui est bafoué, le droit à l’information, s’insurge-t-il. Je voudrais que le pouvoir se ressaisisse et rétablisse ces grandes chaînes d’information! » Auguste devra patienter.