Les îles Canaries reviennent assez souvent dans les actualités. Quelquefois en raison du succès de leurs sites touristiques ou encore à l’occasion des immenses incendies qui s’y multiplient, mais le plus souvent à cause de l’arrivée de migrants africains sur leurs côtes. Or, avant d’être un poste avancé de l’Europe, une terre espagnole, l’archipel était peuplé d’hommes venus d’Afrique.
En 1402, le navigateur normand Jean de Béthencourt, débarque sur ces îles proches du continent africain, jadis brièvement visitées par les Berbères, les Phéniciens, les Carthaginois, les Génois, les Portugais ou encore des chasseurs d’esclaves. Là-bas, lui et son équipage rencontrent des autochtones, grands à la peau claire, aux cheveux noirs mais aussi blonds ou roux, qui se désignent en tant que « Igwanciyen » (déformé en « Guanches), « hommes de Tenerife » dans leur langue, proche de l’amazigh. Tenerife vient d’ailleurs de « Tin Irifi », qui signifie « endroit de la soif ».
Ces indigènes proviennent du métissage de Paléo-Berbères arrivés, selon l’hypothèse la plus probable, vers 3000 avant J.-C et de Berbères débarqués des côtes marocaines entre 500 et 200 avant J.-C. L’absence de l’islam à l’arrivée des colons laisse à penser que les échanges avec le continent n’étaient pas fréquents.
Dans un premier temps, les conquérants -peu adeptes de la diplomatie- occupent difficilement les îles de Lanzarote, El Hierro et Fuerteventura. En effet, les Guanches, en retard sur l’armement européen, opposent une forte résistance et ne semblent pas impressionnés par ces visiteurs belliqueux.
Après avoir reçu le titre de « roi des îles Canaries », Jean de Béthencourt lègue sa conquête à son neveu, qui offre finalement son royaume au roi de Castille en 1418. Soixante ans plus tard, après avoir évangélisé, déporté ou assimilé de force les populations sous leur contrôle, les Espagnols décident de soumettre tout l’archipel. En 1483, ils colonisent la Grande Canarie, puis La Palma, mais l’île de Ténérife, très peuplée, résiste toujours sous les ordres du roi Benchomo et inflige même une terrible défaite au célèbre conquistador Alonzo Fernandez de Lugo, en 1494 à La Matanza de Acentejo (« Le massacre d’Acentejo »). Cette victoire africaine sur les Européens, tombée dans les oubliettes de l’histoire, est pourtant sans doute l’une des plus importantes et des plus inattendues.
Toutefois, déjà décimés par les épidémies importées par des envahisseurs toujours plus nombreux, les Guanches se font écraser l’année d’après à La Victoria de Acentejo et pourchasser les années suivantes.
Qui étaient-ils ?
Les Guanches n’étaient pas véritablement un seul et même peuple, mais plutôt une multitude de clans dont la culture différait selon les îles. En revanche, ils portaient tous des vêtements en peau de chèvre ou en fibre textile et appréciaient les bijoux et la peinture corporelle. Ils vivaient manifestement dans des cavernes ou des cases semblables à celles que l’on peut voir aujourd’hui dans certains villages africains, en exploitant la terre (céréales, légumes, fruits), la forêt (chasse, cueillette) et les côtes poissonneuses.
Par ailleurs, ces autochtones étaient croyants, polythéistes pour la plupart. Or, ils professaient tout de même la croyance généralisée en un Dieu suprême nommé Achihuran à Ténérife, Eraoranhan à Hierro, Acoran à Grande Canarie, Abora à La Palma. A d’autres endroits de l’archipel, le Soleil, la Lune, la Terre, les montagnes et les étoiles faisaient office de divinités. En revanche, partout l’on croyait aux démons. Chose également remarquable, les Guanches embaumaient leurs morts les plus importants avec des peaux de chèvre ou un produit résineux.
En outre, comme l’atteste leur mode de vie, l’esprit de conquête leur était étranger, leur armement n’a donc pas réellement évolué durant des siècles : des haches, des lances, des massues, des pierres et des boucliers. Ce qui forcément, malgré leur courage et leur pratique d’une sorte de guérilla, constituait un lourd handicap face aux armées européennes. En dépit de ce retard, les Guanches étaient en avance sur quelques points. En effet, certains clans connaissaient la démocratie et élisaient leurs chefs, même si l’autocratie était plus répandue. De surcroît, les femmes étaient souvent respectées et protégées par la coutume. Détail encore plus étonnant : la monogamie était la règle et la polyandrie autorisée dans certains clans.
Qu’en reste-t-il ?
A première vue, il ne reste pas grand-chose de ces Guanches. Quelques momies, des signes rupestres, des prénoms, le langage sifflé Silbo à la Gomera. Néanmoins, grâce aux scientifiques, nous savons qu’ils sont toujours présents. Où ça? Dans l’ADN des habitants.
Effectivement, une étude génétique a été réalisée en 2009 auprès d’un échantillon de Canariens et sur les restes de momies. Les résultats prouvent que la contribution européenne à la population canarienne actuelle provient essentiellement des hommes (83%), alors qu’elle est beaucoup plus faible du côté des femmes (55%).
Par conséquent, nous savons avec précision que les colons européens ont tué de nombreux hommes, pour finalement les remplacer auprès de leurs compagnes, de leurs sœurs et de leurs filles. Les habitants de l’archipel sont donc issus d’un métissage européo-berbère, où l’on retrouve également des traces -lointaines et en diminution depuis trois siècles- de Subsahariens.
Aujourd’hui, une minorité de Canariens revendique d’ailleurs cet héritage, particulièrement les indépendantistes. Cette particularité génétique est, à leurs yeux, un argument supplémentaire pour se séparer de la péninsule ibérique. Ainsi, les Guanches revivent petit à petit à travers leurs descendants qui, après des siècles d’oubli, recouvrent pour certains la fierté de pouvoir revendiquer une identité gommée. Les vainqueurs écrivent l’histoire mais les morts resurgissent parfois d’une manière inattendue.